4 Janvier 2022
Avant l'examen au Sénat du projet de loi accordant des réparations aux harkis, Hacène Arfi, un leader de la révolte de 1975, confie son soulagement. D'autres jugent insuffisant le virage mémoriel voulu par Emmanuel Macron. L'absence d'indemnisation pour ceux qui n'ont pas été internés fait débat.
Début décembre, Hacène Arfi, 63 ans, fils de harki à côté de la stèle érigée près de l'ancien camp de Saint-Maurice-L'Ardoise (Gard) en l'honneur des anciens supplétifs de l'Armée française en Algérie. (Benjamin Bechet pour le JDD)
La France, la vraie, il l'a découverte à la télévision. "Celle qu'on nous a installée dans le camp, en 1970", se souvient Hacène Arfi dans un frisson. Frêle silhouette emmitouflée dans un manteau noir, il voit ce qui est invisible à tous les autres : le fantôme de son enfance cadenassée dans le camp de harkis de Saint-Maurice-l ‘Ardoise, dans le Gard. Ces rectangles de béton ? "Des baraques d'une vingtaine de mètres carrés où s'entassaient les familles, avec des draps tendus pour seule intimité." Ce grand escalier qui descend vers nulle part ? "Il menait au bureau du directeur, avec cellule pour les récalcitrants."
Plus loin, l'homme ressuscite son école disparue : "Nous étions scolarisés entre nous, sans contact avec l'extérieur." L'élève Arfi a longtemps cru que tous les enfants grandissaient comme lui. A l'ombre d'un mirador, avec interdiction de sortir et couvre-feu nocturne.
La mort ou l'exil
"Et puis la télévision…" Dans la salle commune où l'administration du camp l'avait installée, Hacène Arfi a compris, à 13 ans, qu'une autre France existait, sans règlement carcéral ni barbelés. Son "crime", et celui du millier de personnes enfermées ici avec lui ? Compter parmi les familles des 200.000 auxiliaires – pisteurs, éclaireurs, gardes… –, ces "supplétifs" musulmans recrutés par l'armée française durant la guerre d'Algérie. Au soir de l'indépendance, en 1962, une majorité d'entre eux furent abandonnés aux représailles – et souvent aux massacres – du FLN victorieux.
La mort ou l'exil… Selon les historiens, 90.000 auraient réussi à fuir en France, parfois grâce à l'aide d'officiers qui refusèrent de les laisser derrière eux malgré les ordres. De ce pays qu'ils avaient servi, et que la plupart découvraient pour la première fois, ils espéraient refuge et compassion. La moitié d'entre eux seront ignorés par l'État, livrés à eux-mêmes, après avoir tout perdu ; l'autre moitié, considérée comme "incasable" et "irrécupérable" par l'administration, sera reléguée dans 80 camps fermés et des hameaux de forestage isolés, au mieux employée aux travaux forestiers, au pire laissée dans un désœuvrement qui laissera a beaucoup de graves séquelles psychologiques.
"Des conditions indignes", admet le projet de loi présenté le 10 janvier au Sénat, qui porte "reconnaissance de la Nation et réparation des préjudices subis par les harkis […] et par leurs familles du fait des conditions de leur accueil sur le territoire français". Ce texte se veut la traduction législative du discours historique prononcé le 20 septembre par Emmanuel Macron lors d'une réception consacrée à la mémoire des harkis, ces hommes assimilés à des immigrés et souvent rejetés par les immigrés. Objectif : cicatriser, un peu, les plaies béantes de la "tragédie d'une fidélité bafouée plusieurs fois, par les massacres en Algérie, par l'exclusion en France, puis par le déni et le refus de reconnaissance", selon les mots du Président.
Six mille dossiers dès 2022
C'est sur un autre écran, celui de son téléphone portable, que Hacène Arfi a découvert ce virage mémoriel. Car, lors de la cérémonie sous les dorures élyséennes, le président de la République a prononcé un mot que le sexagénaire n'espérait plus : "pardon". "C'était comme un immense soulagement", confie-t-il, disant aussi en avoir eu les larmes aux yeux.
Une émotion, et une surprise, partagée par beaucoup, à commencer par les 150 personnes présentes ce jour-là. Parmi elles : la journaliste Dalila Kerchouche, auteure de Mon père, ce harki (Seuil, 2003), le harki Serge Carel, 84 ans, réputé proche d'Emmanuel Macron, la juriste Claire-Tassadit Houd, fille de harki et macroniste de la première heure, et Mohand Hamoumou, ex-maire de Volvic (Puy-de-Dôme), fils de harki et président de l'association Ajir pour les harkis. Ces quatre figures avaient été entendues le 10 mai par le Président et ses équipes, lors d'une réunion clé à l'Élysée : "Après avoir pris le temps de nous écouter très longuement plusieurs fois chacun, le président Macron s'est dit convaincu qu'une loi de réparation était nécessaire", raconte Claire-Tassadit Houd. La juriste ne s'attendait pas à ce qu'il demande pardon. "J'ai été surprise comme tout le monde", dit-elle.
On passe de la solidarité avec les harkis à la réparation
"Ce n'était pas prévu", confirme un conseiller de l'Élysée, qui révèle : "Le Président a pris la décision le matin même. Il fait souvent cela : il ouvre un chemin et tire les conclusions au fur et à mesure. Il est allé au bout pour les harkis." Préparé dans la foulée – "dans la précipitation", selon ses détracteurs –, le projet de loi a été voté en première lecture à l'Assemblée nationale le 18 novembre. "Ce qui est important, c'est la reconnaissance du préjudice par l'État, qu'aucun président de la République n'avait jamais osé enclencher, salue Mohand Hamoumou. C'est très courageux, un vrai changement de paradigme. On passe de la solidarité avec les harkis à la réparation. Cela dit, certaines choses dans ce projet de loi ne vont pas."
Parmi les sujets de discorde, le principe de l'indemnisation, fondée sur la privation de liberté, excluant de fait tous les harkis – environ la moitié d'entre eux – qui ne sont pas passés par les 80 camps et hameaux dont la liste a été fixée par décret. Selon la rapporteure du projet de loi, la députée (LREM) de l'Hérault Patricia Mirallès, elle-même fille de rapatriée, le Conseil d'État se serait opposé à un principe d'indemnisation plus large : "J'ai poussé au maximum et fait adopter un amendement pour que des camps qui ne figurent pas dans le décret puissent être inclus à l'avenir, au cas par cas", défend l'élue, qui souligne que 6.000 dossiers d'indemnisation pourraient aboutir dès cette année. Dans le budget 2022, 50 millions d'euros ont été provisionnés pour abonder le fonds d'indemnisation.
"Faire éclater toute la vérité"
Autre sujet d'achoppement, la commission d'indemnisation elle-même : "C'est une coquille vide, un service instructeur qui traitera les dossiers au cas par cas, dénonce Dalila Kerchouche. Elle n'a aucun pouvoir, ni d'enquête, ni de compréhension globale de ce drame. Or, elle ne peut évaluer les préjudices individuels sans en analyser la cause : à savoir la mécanique administrative brutale qui, sur la base d'un fichage ethnique illégal, a conduit à la ségrégation de milliers de familles françaises derrière des barbelés."
L'auteure demande la création d'une commission sur le modèle de celle qui a abouti au rapport Sauvé sur la pédocriminalité dans l'Église, "à la méthodologie éprouvée et rigoureuse [pour] dresser un état des lieux précis et faire éclater toute la vérité". Celle que de nombreux travaux d'historiens ont déjà mise au jour : les bébés morts de froid enterrés à la va-vite, sans sépulture ; les enfants privés de contact extérieur comme des criminels qu'ils n'étaient pas ; les femmes violentées, voire violées ; les hommes devenus fous d'être méprisés, leur honneur d'anciens bafoué… "Tant qu'il n'est pas définitivement voté, le parcours d'une loi est vivant, espère Claire-Tassadit Houd. Je suis confiante, je pense que le gouvernement a compris qu'il y a matière à l'améliorer."
La vérité, c'est que je ne suis jamais parvenu à sortir de ce camp
Dalila Kerchouche, elle, en doute : "Ce travail manque de rigueur, de profondeur et d'exigence." Quid, interroge ainsi l'auteure, de la longue chaîne des traumatismes psychologiques qui en ont découlé ? Suicides, troubles psychiatriques… Beaucoup ont passé leur vie à combattre le cauchemar originel, tel Hacène Arfi, "l'écorché vif de la cause harkie", ainsi qu'il se définit. Il s'est battu, parfois les armes à la main, par exemple lors de la révolte des jeunes de Saint-Maurice-l ‘Ardoise, dont il fut l'un des leaders et qui conduisit à la fermeture du camp l'année suivante, le 31 décembre 1976. Toute sa vie, l'homme a œuvré à faire reconnaître la tragédie des siens et les droits qui en découlent. En témoignent les centaines de dossiers et de souvenirs soigneusement classés de son association, implantée à Saint-Laurent-des-Arbres, à quelques kilomètres de Saint-Maurice-l ‘Ardoise, désormais rendu à sa vocation de camp militaire.
Si Hacène Arfi dit partager les demandes d'amélioration portées par certaines figures Harkies, il dit aussi qu'il ne constituera pas de dossier à titre personnel : "Pour moi, la demande de pardon du Président vaut toutes les indemnisations." Ce mot l'accompagnera chaque fois qu'il reviendra à Saint-Maurice-l ‘Ardoise, sur les vestiges de son enfance confisquée. Pourquoi y retourne-t-il si souvent ? Dans un dernier frisson, Hacène Arfi confie : "J'en ai besoin. La vérité, c'est que je ne suis jamais parvenu à sortir de ce camp."
200.000 harkis ont été recrutés comme auxiliaires de l'armée française pendant la guerre d'Algérie entre 1954 et 1962. Après l'indépendance, 90.000 ont fui vers la France avec leurs familles
50 millions d'euros ont été votés dans le budget 2022 pour abonder le fonds d'indemnisation. Cette "réparation" est réservée à ceux qui ont vécu dans des camps ou des hameaux de forestage, avec une somme forfaitaire selon la durée de séjour
"Pardon"
Le 20 septembre dernier, Emmanuel Macron demande "pardon" aux harkis au nom de la France pour la "tragédie" vécue et promet "réparation". Ce premier acte de repentance national intervient 20 ans après l'instauration d'une journée annuelle d'hommage par Jacques Chirac.
04/01/2022
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