27 Septembre 2020
Témoignages en régions d'Occitanie, et de la Nouvelle Aquitaine du 27 au 31 janvier 2020.
Après les Témoignages -
Bonjour, Je vous envoie mon texte rédigé. Vous serez peut-être surpris du résultat, beaucoup de noms ont été changés, et il y a une immense part de subjectivité. C'est à mi-chemin entre la fiction et le documentaire. En fait ce n'est ni l'un, ni l'autre. C'est mon ressenti, mon pur ressenti.
Comprenez qu'il n'y a aucun jugement de ma part. Je ne suis pas historienne, je ne suis pas anthropologue. Je n'analyse pas, mais j'écoute et je ressens seulement. Ce que je restitue ne ressemble à ce que j'ai perçu entre les lignes, et pas sur les lignes. Ce n'est peut-être pas ce à quoi vous vous attendiez, j'espère que ça vous plaira tout de même. Inès
- L'Algérie, un couteau planté dans la chair 3 de 4 de Inès -
-Chair mutilée -
Mohamed m'emmène chez sa mère à quelques kilomètres de Montauban. Sur les petites routes, je l'écoute répéter mot à mot ce qu'il m'a déjà dit au téléphone. Il utilise les mêmes expressions. Les souvenirs viennent dans le même ordre. Lui, a intégré son histoire. Ses mots sont froids comme la pierre. Le lendemain, il me donnera un texte qu'il a écrit pour raconter son arrivée en France. Quand je lui demanderai de me raconter, il utilisera les mêmes phrases, au mot près, je les souligne dans le texte, « nous étions sur le pas de la porte de ma deuxième maison où logeait ma grand-mère », « surveillés comme du lait sur le feu », c'est ce qu'il dit, c'est ce qu'il récite.
On dit « apprendre par cœur », mais quand c'est appris comme cela, il n'y a plus rien du cœur. Mohamed est blindé. Il est militaire, et son histoire est comme un char d'assaut. Pas de détours, pas de digression. Il me parle seulement de ses luttes actuelles, des procès qu'il mène contre la France pour réhabiliter les Harkis. C'est le seul avec qui je perds un peu patience. Quand il parle, il se réfère à son texte, comme à un document officiel.
« C'est dans le texte.
-Oui mais dis le moi quand même. » Par erreur, il a imprimé un texte où les mots se superposent.
Je lui dis « il faudrait que tu me parles comme ça». Il rit mais continue à réciter.
A côté de lui, il y a sa mère. A table, je dis comme elle est bonne l'orange, et elle me dit qu'elle a un goût de carton. Je pense à ma grand- mère, et aux abricots dégueulasses. Elle avait vingt-sept ans quand ils ont quitté l'Algérie, partis parmi les derniers, en 1968. Elle me demande mon âge, « 22 ans. Et vous, vous faisiez quoi à 22 ans ? », je dis en souriant. C'est toujours ce que je dis à ma grand-mère pour la faire se plonger dans ses souvenirs de jeunesse heureuse. Mais ma grand-mère n'a pas eu la même jeunesse que madame Djafour. Je vois son visage se crisper. Dans son français plein de mots que je ne comprends pas, elle dit « 22 ans... L'enfer... L'enfer sur la terre ma fille. »
Mohamed raconte son histoire comme il récite une leçon, mais avec son visage dur, je prends conscience que la douleur de l'Algérie est surtout celle d'un pays en guerre. Il me raconte la chair mutilée de son père, emprisonné pendant 6 ans et ses lèvres gonflées, toutes blanches, infectées, et son dos lacéré de coups de crosse. Il me raconte les massacres, les pères recouverts de confiture, attachés en croix et lapidés dans son village. Il me raconte sa main, sur laquelle le maître d'école a cassé sa règle à force de le battre, il me raconte son oreille par laquelle il l'a soulevé de terre avant de le jeter dehors, de lui interdire de revenir, il me raconte ses passages à tabac, et lui qui répond en lançant des pierres, et l'arcade éclatée et les lèvres des autres comme des fleurs qu'il fait aux autres.
Mohamed me rappelle que la douleur de la chair, c'est aussi la guerre. La vengeance, et les frères qui s'entretuent. Il me raconte l'histoire d'un Harki qui a témoigné devant lui. « Il était en face de cette femme d'une famille ennemie, il l'avait jetée dans une fosse. Elle hurlait pitié, pitié. Et lui, debout au-dessus d'elle, il lui a dit ta gueule, et avec une pierre, il lui a écrasé la tête », voilà ce qu'il me dit, et il dit aussi qu'il était fier celui qui a témoigné, parce qu'il avait vengé sa famille. Vengeance aussi, l'oreille et la main, il avait qu'à pas être un « fils de traître », vengeance les cailloux, vengeance les pères qui tuent les fils, les fils qui tuent les pères, les pères et les fils qui se tuent entre frères, vengeance la tante de Mohamed qui les dénonce quand ils tentent de s'évader.
Je comprends que ce que Mohamed porte dans sa chair, écorchée par la vengeance, les représailles et la rancœur, c'est la colère. Quand il parle, il dit « ces chiens », « ces chiennes », il dit « ce misérable connard », il dit « ce moins que rien » puis « excuse-moi de te parler comme ça ». Mohamed est un char d'assaut, il est là pour demander justice, et quand il raconte sans discontinuer les procès, quand il récite le texte de son histoire, sa colère irradie. Je ne peux pas lui en vouloir de ne pas me parler avec son cœur, tout est recouvert de colère, la douleur, la peine, les larmes, tout sous un vernis de colère. Il est invulnérable le blessé, le meurtri, il est invincible. Plus rien ne l'atteint depuis qu'il est en colère.
C'est seulement quand il se tait qu'il apparaît moins dur. Quand il est avec sa mère et qu'il la regarde. Alors discrètement, je sors mon appareil. Clic.
Dans le train pour Périgueux, je pense, il ne s'est pas livré, il n'a rien sorti de sa chair si ce n'est la colère, la colère et la vengeance seulement. Je lis dans Incendies « Pourquoi ces deux types ont violé la fille ? Parce que les miliciens avaient lapidé une famille de réfugiés. Pourquoi les miliciens l'ont-ils lapidée ? Parce que les réfugiés avaient brûlé une maison. Pourquoi l'ont-ils brûlée ? Il y a certainement une raison, l'histoire peut se poursuivre longtemps, de fil en aiguille, de colère en colère, de peine en tristesse, de viol en meurtre, jusqu'au début du monde. »
- Fin de la 3ème partie la suite samedi 4 Octobre 2020 -
*******
Cliquez sur l'Agenda
- POUR ETRE informé des derniers articles sur harkisdordogne.com inscrivez vous : C'est ici