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L'Algérie, un couteau planté dans la chair 4 de 4 de Inès

Présentation du projet d'Inès  à Périgueux (24) l'Association Départementale Harkis Dordogne Veuves et Orphelins a été contactée le
19 janvier 2020 pour des témoignages  du 27 au 31 janvier 2020.en régions d'
Occitanie, et de la Nouvelle Aquitaine,

Montpellier, Carcassonne, Foix, Montauban, Périgueux.

Nous remercions tous les participants pour ce travail de mémoire. HD

- Voir en bas de la page.

- Les autres témoignages déjà publiés. 

- Les 8 vidéos de Périgueux.

*******

- Le résultat de tous ces témoignages -

Bonjour Gérard,

Tout d'abord, je vous prie de m'excuser pour le retard de ma réponse. Les concours ont été interminables ! Mais finalement se sont bien terminés !

Je suis admise à  l'école Louis Lumière !

 
Pendant mon oral, j'ai parlé de vous, de l'expérience incroyable que j'ai vécue grâce à votre aide, j'ai parlé de Rabah, et ça m'a fait penser que cette semaine-là avait été très forte émotionnellement.
 
Je me suis ensuite plongée jusqu'à maintenant dans les concours, c'était très long, plusieurs tours, on n'en voyait pas le bout ! Je pensais à vous et à cette semaine, et je me disais que je voulais vraiment avoir une bonne nouvelle à vous annoncer ! Alors j'attendais les résultats.... Ce que je peux enfin faire maintenant !
 
Je suis très heureuse de pouvoir vous dire que c'est aussi grâce à vous que je suis rentrée dans cette école pour devenir directrice de la photographie au cinéma.
 
C'est grâce à vous que je vais faire ce métier qui me passionne.
 
C'est grâce à vous que j'ai réussi ces concours excessivement difficiles. Alors ce message aussi pour vous remercier de ce que vous avez fait pour m'aider ! Je vous en suis très reconnaissante.
 
Puisque les concours sont finis, je vais enfin pouvoir publier mes photos et mon texte sur ma semaine documentaire.
Je vous enverrai un message quand ce sera fait, et vous autorise, bien sûr, à utiliser tout ce que je vous ai envoyé pour votre site internet. 
 
Je vous souhaite un bon week-end,
Saluez de ma part tout le monde, Inès  le 5 septembre 2020

   - Suite et fin de la demande de témoignages du 19 janvier 2020 -

Périgueux 30 Janvier 2020

- Héritage de la chair -

Rabah est la 13ème et dernière personne que je rencontre. Quand il se présente, il dit « Robert ». Je crois avoir mal entendu, mais je ne lui fais pas répéter. Il a l'air gêné d'être au monde, s'assoit sur le bord du canapé, il est prêt à bondir pour s'enfuir.

Tout le temps, il touche ses mains, son visage, rajuste son pantalon, touche ses mains, son visage, rajuste son pantalon. Ses gestes comme pour se persuader que c'est bien lui qui est là, dans la pièce. Il donne l'impression de tenir droit par miracle, la gravité ne l'atteint pas, il pourrait se briser en mille morceaux, et ça ferait un bruit de verre. Sa femme est blonde aux yeux bleus. Elle s'appelle Christine, et avec ses yeux bienveillants, on dirait qu'elle le maintient entier Rabah, qu'elle l'empêche de se casser. Elle l'appelle Robert.

Dans la pièce, il y a aussi un Pied Noir et une fille de Harki. Mais moi, je ne vois que Rabah. Mon regard fixé sur son allure vacillante, sur ses mains qui trébuchent et s'emmêlent. Sous ses grands cils, ses yeux sont doux, d'une douceur inébranlable. Quand je sors mon cahier, il dit « mais on va faire quoi, un témoignage, je suis pas prêt moi, je suis pas prêt », et il se lève, se prend le visage dans les mains et s'écarte avec ses grandes jambes instables. Son ami Guy, le Pied Noir, le prend par l'épaule et le rassure, elle va expliquer, t'inquiète pas.
Alors pour la première fois, j'explique ma démarche solennellement. Dans le petit salon, il n'y a que ma voix, et ces adultes qui ont vécu 40 ans de plus que moi qui m'écoutent, m'écoutent attentivement, le visage grave, comme des écoliers. Tous sont assis autour, et moi je parle. Et en parlant, je ne sais plus à quel moment m'arrêter. Je dis ma grand-mère, je dis Bandol, et
Wajdi Mouawad, je dis le soleil et les abricots dégueulasses, je parle et je me livre moi-même, et je ne sais pas si c'est la fragilité de

Rabah, si c'est le silence ou ces adultes comme des écoliers, je ne sais pas, mais je parle, je dis regardez-moi, je ne suis pas journaliste, je ne suis pas historienne, j'ai 22 ans, écoutez-moi, je ne veux pas enregistrer froidement votre témoignage, comme une déposition de police, comme une thèse d'anthropologie, avec des mots de pierre et des mots morts, écoutez, regardez, j'hésite quand je parle et parfois je ne sais pas où je vais, en fait, je veux juste vous entendre, en fait, oui, vous écouter, je veux qu'on parle avec nos cœurs, chair contre chair, je veux vous aider à comprendre votre douleur, je veux qu'on la fasse sortir de votre chair, un tout petit peu, et que quand vous sortez de cette pièce, vous ayez l'impression, la conviction même, que quelque chose s'est passé, que quelque chose a passé. Que quelque chose a passé.

Je parle, et à un moment je m'arrête. Alors Rabah sort un texte. C'est le télégramme de Mesmer, qui ordonne l'abandon des harkis. Il dit parfois c'est difficile de parler. Parfois, on y arrive pas.
Il dit « ce texte-là, c'était la commémoration du 12 mai, je le lisais devant cent personnes. Puis à un moment j'arrive plus à lire. Je sais pas, j'avais très envie de boire de l'eau, j'étouffais. J'arrivais plus à lire, mais c'était bête, il restait que deux lignes, regarde, c'est là, c'est quand j'ai lu... (silence)
quand j'ai lu seront refoulés...
(silence)
seront refoulés sur
Algérie tous anciens supplétifs, j'arrivais plus, j'avais la bouche pâteuse, et puis j'ai pas fini de lire, mais c'est bête, tu vois, j'avais presque tout lu. »

Il se tait. Alors Guy prend la parole et la place. Rabah hoche la tête quand il parle. Quand Guy dit « je me sens mieux au milieu des Arabes que des métropolitains », Rabah parle enfin. Il dit « moi, j'ai jamais fréquenté d'étrangers ». Il dit étrangers, comme il dirait barbares. Je me tourne vers lui, je regarde ses yeux doux. Je hoche la tête, comme on fait à un enfant pour l'encourager. Et sa parole vient. Elle vient timidement, dans n'importe quel ordre.
Il raconte son arrivée, les tentes, il faisait nuit, et il faisait froid, et les militaires jetaient des bottes de paille dans les tentes éclairées avec les phares de la jeep, «
je le vois, je le vois avec les yeux d'enfants ce que je te dis, on était pas des vaches mais presque ». Il raconte quand ils sont partis dans le camion militaire « ah oui oui, si si, je me souviens » son père qui leur disait de pas regarder, à tous les frères et sœurs, « on était des enfants, alors on regardait les gens quand on roulait » il disait « non, les regardez pas, tournez la tête » ». Il raconte la première ville où ils ont habité, on leur a dit qu'ils auraient un logement, puis quand ils sont arrivés, sur la maison, il y avait écrit « prison départementale », c'était là qu'ils vivaient, dans la prison désaffectée de la ville, les murs dégoulinaient, ils dormaient dans les cellules, c'est ça sa chambre d'enfant, une cellule toute moite. « Quand je rentrais de l'école, je passais très vite le portail, je voulais pas qu'on croie que j'étais prisonnier ».
Tête baissée, humiliation.
Je comprends combien
Rabah a voulu nier sa chair, nier l'Algérie, nier ses origines. Je pense au film d'Elia Kazan, l'Héritage de la chair, où une afro-américaine se fait passer pour une blanche. Rabah se fait passer pour Robert. Robert à l'école, Robert dans l'armée, Robert dans la police, Robert quand il s'est fait baptiser catholique pour se marier avec Christine. Avec ses mains trébuchantes, il touche son alliance, oui, elle est bien là. Clic, discrètement.« Mon père, il a jamais remis de djellabah alors qu'il en portait tout le temps ».

Rabah dit qu'il s'est engagé parce que son père lui avait appris la droiture. « Il y en a qui disent que j'ai pris l'uniforme pour me camoufler ». Quand il dit ça, sa voix tremble, il rajuste son pantalon, encore. « Puis après, la police Nationale, parce que l'armée, c'était pas suffisant, alors, la Police, c'était mieux, c'était pour être plus... (il hésite) respectueux ».
Humiliation, ça rime avec intégration Même la police, ça suffit pas toujours, il fulmine quand il raconte qu'il s'est fait interpeller par trois flics alors qu'il ramenait sa belle-mère, «
vous le connaissez madame ? » ils ont demandé les flics, alors Rabah, Robert, leur a sorti l'insigne bleu-blanc-rouge, oui, il est au Ministère de l'Intérieur lui, il est au service de la France. « Je serai jamais blond aux yeux bleus ». « Et la langue ?
Quoi la langue ?
-Vous avez gardé votre langue maternelle avec vos enfants ? -On est en France, je parle français à mes enfants. »
Les traditions, la musique, la nourriture, les fêtes... « U
ne fois dans l'année, ma sœur elle fait des gâteaux, des petits, des grands, des ronds, des carrés, elle les fait pour la fête, là, je sais plus laquelle ». Christine dit « la fête de l'Aïd ». « Oui voilà. Ce jour-là, on se dit bonne fête avec mes frères et sœurs, voilà. Bonne fête, c'est tout.»

Robert n'est plus Rabah. Mais s'il reste un Rabah, c'est Rabah l'enfant. C'est lui qu'il faut aller chercher. Je demande à Robert l'adulte de me raconter des petites choses de son enfance, même des détails, n'importe quoi.
Et alors, doucement, l'échine de cet homme, courbé par l'intégration, de cet homme-courbature, se relève. Doucement, tout doucement. Sourire quand il raconte les bonbons que lui donnaient les cuisiniers de la caserne militaire à côté de chez lui.
Rire quand il raconte qu'il est tombé dans une bassine d'eau pour récupérer des artichauts.
Éclats quand il raconte le cinéma, les actualités,
Jean Mineur ! Jean Mineur, tatata, ça faisait ça la musique, tatata, je m'en souviens maintenant, tatata !
A ce moment-là, comme avec
Tounès, je sens que quelque chose passe. Alors peut-être que c'est le couteau de l'Algérie, de la France, et toutes les lames de l'humiliation qui se retirent, au moins le temps de notre échange. Mais peut-être que c'est juste la puissance du souvenir, quand il est dit pour la première fois. Rabah parle et tout le monde rit autour. « Tu ne m'avais jamais raconté ça », dit sa femme.
Et alors que j'écris, je me souviens. C'était il y a bientôt un an. Je rentrais de
Berlin pour les vacances, où j'avais passé les 7 derniers mois. Depuis la terrasse de ma grand-mère, il y avait la mer, qui lançait tous ses éclats sur les vitres du salon. Mon père m'avait prévenue : depuis que tu es partie, Mamie ne se souvient plus bien. Mais Papa, personne n'oublie la mer, les odeurs et le soleil de son enfance.
Ce jour-là, j'ai pris un cahier et je l'ai écoutée. Je l'ai écoutée parler de l'
Algérie. Ses histoires de Pieds Noirs, je les connais pourtant, c'est
toujours les mêmes mots, toujours au même endroit. Comme une bille dans une gouttière qui suit son cours. Une fois la mécanique enclenchée, il n'y a plus rien à faire. La mémoire comme une tragédie, la mémoire comme une poésie.

Ma grand-mère récitait La Fontaine comme elle récitait ses souvenirs. Souvenirs figés, empaillés. Souvenirs asséchés, comme des squelettes de mots. Souvenirs morts.

Mais ce jour-là, je ne sais pas si le soleil, la mer et les éclats, ce jour-là, je ne sais pas. Mais ce jour-là, je lui ai demandé de me décrire sa chambre en Algérie. Alors quelque chose s'est passé.

Peut-être avait-elle enterré ce souvenir, trop douloureux. Peut-être avait-il toujours été là, comme un bibelot qu'on oublie sous la poussière. En tous cas, elle ne l'avait jamais raconté́, ou pas de cette manière. Mais ce jour-là, elle s'est souvenue pour la première fois.

C'est arrivé d'un coup. D'un coup, le fil ne s'est plus déroulé comme à son habitude. D'un coup, il a pris vie. Cassée la gouttière, la bille s'était parée de pieds, et elle courait où bon lui semblait. D'un coup, dans ce visage ridé, il est apparu. Et je l'ai vu : c'était un souvenir vivant, en chair. Comment ne pas y être sensible ? Dans le cimetière de sa mémoire, il étincelait.

C'est ça ! C'est la puissance insensée du souvenir, qui peut soigner la chair niée, la chair humiliée. Rabah peut être Rabah à nouveau. Le Rabah enfant, le Rabah sans douleur, sans honte, sans regrets.

Des souvenirs jamais racontés, qui réconcilient la chair de l'adulte, du vieillard, fripée et écorchée, avec la chair de notre enfance, jeune et belle. Les souvenirs comme un pont, comme une suture. Chair contre chair.

Alors voilà. La chair de notre enfance, c'est nos souvenirs. Il faut la retrouver. Alors, et seulement alors, on pourra dire « quelque chose a passé ». Quelque chose a passé entre moi enfant, et moi adulte, entre Rabah et Robert, entre Djedjiya qui court pieds nus sur les montagnes de Kabylie et Florence qui coupe les cyprès de sa mère, entre Tounès qui regarde les roses et la maison blanche, et Tounès qui fume des cigarettes, et entre tous les autres qui ont parlé.

Voilà comment je finis mon enquête. Je regarde les visages d'enfant de ceux chez qui j'ai vécu pendant mon voyage. C'est toujours aux yeux qu'on reconnaît. Le reste le temps l'emporte. Emportée la fossette, emportés les beaux cheveux noirs, emporté le front lisse. Le temps s'empare de tout, et c'est avec la chair qu'il est le plus impitoyable. Il emporte tout, sauf les souvenirs. Les souvenirs sont la seule chair que le temps n'atteint pas.

Et alors que je suis en train de développer ma pellicule et de voir apparaître les visages d'adulte, je me répète cette phrase. La chair de notre enfance, c'est nos souvenirs, la chair de notre enfance, c'est nos souvenirs. Et je me promets d'envoyer à tous leur portrait développé avec cette phrase écrite au dos.

- 1 h 41' 27" de vidéos -

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- Cela vous a peut-être échappé -

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