23 Mars 2022
Dans un texte écrit pour «Le Monde », l’écrivaine et journaliste Dalila Kerchouche restitue, soixante ans après les accords d'Évian, le portrait de ces jeunes abusivement internés dans un camp d’Aquitaine avec leurs parents.
© Photo Patrick Jammes
Ils s’appellent Jean, Jacques, Bernard, Kader, Nasser ou Djamel. Alignés sur deux rangées, douze joueurs posent devant l’objectif, un ballon aux pieds. Derrière eux, l’esplanade herbeuse ressemble à n’importe quel terrain de foot. Sur la photo, prise en 1983, ils sourient peu. Ils ont l’air fiers et soudés. L’un d’eux pose sa main sur l’épaule de son copain, en un geste de fraternité. L’équipe de l’AS Bias a été plusieurs fois championne du Lot-et-Garonne. Ils rêvent de Coupe du Monde. Leur idole ? L’attaquant brésilien Pelé. Ils ont 20 ans et font partie de cette jeunesse rurale française qui aspire à gagner des matchs et à danser au bal du village. Ils pensent davantage à battre les clubs voisins de Monflanquin ou de Fumel qu’à la guerre d’Algérie qui a meurtri leurs parents.
Cette photo sépia d’une jeunesse sportive pleine d’avenir n’a rien d’ordinaire. Elle a été prise dans l’enceinte du CARA de Bias, un « centre d’accueil des rapatriés d’Algérie » situé près de Villeneuve-sur-Lot. Ce cliché nous plonge dans une blessure mémorielle encore à vif, un tabou collectif, un drame impensé de la France postcoloniale. Les visages de ces jeunes, déjà marqués, portent les stigmates de l’amertume, de la désillusion et de la souffrance de leurs parents. Toute leur enfance, ils n’ont eu, pour seul horizon, qu’un grillage de deux mètres de haut surmonté d’un renvoi de barbelés. De 1962 à 1975, ils ont grandi dans cette ancienne prison d’Aquitaine transformée en camp d’internement, une de ces zones de non-droit où la République a relégué leurs pères, des soldats qui ont versé leur sang pour la France pendant la guerre d’Algérie.
Couvre-feu et brimades
Le camp de Bias a ouvert ses portes en janvier 1963. Des centaines d’enfants grelottent dans un océan de boue froide et collante qui macule leurs joues. Ils sont des rescapés. Certains de leurs frères et sœurs sont morts de froid et de faim dans les camps de Rivesaltes ou du Massif central. Le camp de Bias est le pire de tous, car le plus répressif. C’est là que le ministère des rapatriés envoie leurs pères, blessés de guerre, inaptes au travail et considérés comme des « déchets », « un résidu qui ne disparaîtra qu’après extinction ».
A l’entrée se dresse un haut portail aveugle cadenassé et surveillé par un gardien. Avec une épicerie, une boucherie, un local à charbon, des locaux administratifs et une école, le camp est organisé pour que les familles sortent le moins possible. Seize fonctionnaires contrôlent leurs vies et organisent la spoliation de leurs ressources. Avec près de 800 mineurs sur 1 300 habitants, le camp compte une majorité d’enfants. Insalubrité, enfermement, violence, couvre-feu, abus de pouvoir, brimades… La vie de ces jeunes est carcérale.
Dans le camp, les adolescents étouffent. Avoir un vélo et aller à la piscine sont des rêves inaccessibles. Avec des pinces, certains découpent des morceaux du grillage pour respirer un peu de liberté dans les vergers alentour. Révoltés, ils caillassent les gendarmes qui internent leurs parents à l’hôpital psychiatrique d’Agen de façon punitive. Leur terreur ? Que le chef de camp les arrache à leurs familles pour les envoyer manu militari dans des centres socio-éducatifs
Démolition identitaire
Leur seul sentiment d’appartenance et de reconnaissance, ces jeunes, coupés de la société et rejetés de partout, la trouvent dans l’équipe de foot. Sur l’esplanade herbeuse, ils dribblent pour échapper à la folie postcoloniale française qui dresse des barrières infranchissables autour d’eux – barbelés, ségrégation, échec scolaire, ostracisme, opprobre social... Ils marquent des buts pour échapper à cette violence d’Etat qui les marginalise pour les faire taire, qui nie leur existence pour les effacer de l’histoire officielle.
Ils rêvaient de devenir avocats ou médecins. Hélas, ils ont perdu ce dernier match. La démolition identitaire de cette jeunesse française indésirable a fonctionné. L’équipe de foot de Bias, connue pour sa combativité, ne fait plus les titres de la presse locale, car la moitié des joueurs sont morts. L’un d’eux, sur la photo, s’est tiré une balle dans la bouche avec un pistolet. D’autres sont morts d’arrêts cardiaques, d’overdose et d’accidents de voiture. Certains ont sombré dans la dépression. Par un miracle de résilience, deux sont devenus éducateurs.
L’équipe de football du camp de harkis de Bias, dans le Lot-et-Garonne, en 1983. C’est là que la famille de Dalila Kerchouche a vécu après le départ d’Algérie. ARCHIVESFAMILIALES
Privés d’école, sans identité, sans accès à une culture ou à un groupe, la plupart des jeunes de Bias ont connu une lente agonie sociale et psychique. Mon frère, Mohamed, qui n’est pas sur cette photo, a joué au foot avec les enfants du camp. Lui aussi s’est suicidé, après une longue dépression. Il avait35 ans. Avant de se donner la mort, il m’a dit : « Regarde ce qu’ils nous ont fait. » Depuis vingt ans, je regarde, avec mes yeux grands ouverts d’écrivain. Je veux comprendre pourquoi l’Etat français assassiné leurs rêves et brisé leur vie. Je tends la main à cette jeunesse morte. A travers cette photo, elle cherche à nous parler. Ecoutons-la.
Dalila Kerchouche (écrivaine) Services L’équipe de football du camp de harkis de Bias, dans le Lot-et-Garonne, en 1983. C’est là que la famille de Dalila Kerchouche a vécu après le départ d’Algérie. ARCHIVES FAMILIALES Dalila Kerchouche est journaliste et autrice. Née en 1973 dans le camp de Bias (Lot-et-Garonne), elle a notamment écrit Mon père, ce harki (Seuil,2003) et Destins de harkis. Aux racines d’un exil (photographies de Stéphan Gladieu, Autrement, 2003)
18/03/2022
*******