19 Août 2022
Entre 1962 et 1964, trente et un enfants de harkis ont été enterrés à même le sol sur un terrain militaire situé non loin du camp de Saint-Maurice, dans le Gard. Avant d’y être volontairement oubliés… Pour l’heure, les fouilles menées officiellement sont restées vaines.
Saint-Maurice (Gard). — Parfois, il est des documents d’archives comme des bombes. Ça explose au visage sans prévenir.
C’est ce qui est arrivé à Nadia Ghouafria lorsqu’elle a découvert par hasard la preuve qu’un cimetière d’enfants de harkis avait été créé par l’administration du camp de Saint-Maurice, dans les années 60. « Ça fait vingt ans qu’on le cherche, réagit Hacène Arfi, de l’association Coordination Harka. Nous, nous avions des témoignages, mais pas les documents. »
Début 2016, Nadia Ghouafria entreprend des recherches aux archives départementales du Gard pour le compte de l’association d’anciens combattants Aracan, dont elle est encore membre du bureau lorsque Mediapart la rencontre en mai 2022. « J’avais travaillé sur un projet de stèle, et je me suis prise de passion pour ces recherches, en me disant que je retrouverais peut-être un document concernant le passage de mes parents dans le camp », confie la jeune quinquagénaire.
C’est ainsi qu’elle tombe sur un dossier « non communicable ». Intriguée, elle rédige une demande d’autorisation qui ne sera validée que deux ans plus tard. En 2018, à la réception de l’avis favorable, elle se rue vers les archives, ouvre un carton et sort un premier fichier intitulé : « Cimetière provisoire du camp de Saint-Maurice. » À cet instant, il lui semble que le sol se dérobe sous ses pieds.
Le site où ont eu lieu de premières fouilles, qui n'ont rien donné. © Prisca Borrel pour Mediapart
Entre ses mains, elle dispose alors d’un procès-verbal d’enquête préliminaire daté du 23 octobre 1979, et envoyé au préfet du Gard un mois après. Au fil de son récit, le gendarme raconte comment l’ancien directeur du camp de Saint-Maurice est venu à sa rencontre le 17 octobre 1979 pour « mettre de l’ordre dans ses affaires » avant de prendre sa retraite.
Ce jour-là, il lui transmet un document sensible retrouvé au fond d’une cantine : le registre d’inhumation de 71 harkis, dont 62 enfants, tous morts entre 1962 et 1964, dans le camp de Saint-Maurice pour la plupart. Parmi eux, 31 enfants en bas âge ont été enterrés « sur un terrain militaire appartenant actuellement au CIG [Centre d’instruction du génie — ndlr] no 7 », précise le gendarme, qui s’est rendu sur place au lendemain du signalement.
Cause du décès : « maladie » ou « mort-né », détaille le registre. À l’époque, sur les fosses rebouchées, seul un écriteau de bois numéroté et déposé à même le sol fait office de sépulture. « Certaines de ces tombes (neuf) ont été ouvertes il semble y avoir quelques années, constate aussi le gendarme. Dans les trous, aucun ossement n’a été découvert. Les tombes vides, dont certains ont encore les numéros, sont les numéros 11, 17, 18, 22, 24, 25, 26. La rangée des tombes est cachée de la route par une haie de chênes verts et est orientée est-ouest, les pieds des défunts sont dirigés vers le nord. Nous n’avons touché à aucune des autres tombes pour vérifier si ces dernières contenaient des restes humains », poursuit-il dans le P-V.
Le registre d’inhumation provisoire où sont consignés les décès.© Document Mediapart
D’après le résumé du gendarme, l’ancien maire de Saint-Laurent-des-Arbres aurait refusé ces dépouilles par manque de place… « Les cimetières de Saint-Laurent-des-Arbres et de Laudun-l’Ardoise étaient trop petits pour l’apport de population. Les deux cimetières devaient être agrandis et la régularisation devait se faire alors, mais à la suite des événements [la révolte de 1975, qui a conduit à la fermeture du camp - ndlr], le cimetière provisoire est tombé dans l’oubli », résume le gendarme.
Dans la foulée, il assure que les maires du moment (ceux de 1979, donc), « héritiers de fait de leurs prédécesseurs », sont disposés à faire transférer les ossements dans leurs cimetières, mais « dans une fosse commune, aucune famille n’étant présente », précise le gendarme. Pas question de partir à la recherche des proches des défunts, ni de les prévenir, en somme…
Et le gendarme de poursuivre : « Messieurs les maires attendent pour cela une décision de justice ou préfectorale car il ne faudrait pas trop ébruiter l’affaire qui risquerait d’avoir des rebondissements fâcheux notamment si cela était porté à la connaissance des responsables du mouvement de défense des rapatriés d’Algérie, anciens harkis », conclut le P-V. En 1979, ce document avait été porté à la connaissance du préfet du Gard. L’État savait donc, mais il a laissé le cimetière tomber dans l’oubli pour la deuxième fois.
Des bribes de souvenirs
À l’époque, la question harkie est déjà un sujet très sensible. Le camp de Saint-Maurice a fermé trois ans plus tôt, en 1976, dans un contexte insurrectionnel. Ici, c’est Hocine Louanchi qui a mené la révolte sous l’impulsion de Mohamed Laradji, figure de proue du soulèvement du camp de Bias, en Lot-et-Garonne. Et malgré les dix ans passés à Saint-Maurice, Hocine Louanchi n’avait jusqu’ici jamais entendu parler de ce cimetière. « Mais cela ne m’étonne pas, souffle l’homme. Ce qui a été fait à Saint-Maurice a aussi été fait au camp de Rivesaltes et un peu partout. Non seulement l’État nous a abandonnés, mais il a aussi abandonné nos morts. »
En 1962, Hacina avait 7 ans lorsqu’elle est arrivée dans le camp de Saint-Maurice. Cette année-là, elle a perdu sa petite sœur Tassadit, emportée à l’âge de 4 ans par une maladie que jamais personne n’a su nommer. « On me disait qu’elle était malade, qu’elle allait à l’infirmerie. Je sais qu’on lui mettait des gouttes dans les yeux, et qu’elle a eu droit à une piqûre… »
Soixante ans plus tard, ne restent plus qu’un grand mystère, des bribes de souvenirs et l’image de sa grand-mère en pleurs au retour de « l’enterrement ». D’après le registre d’inhumation découvert dans les archives, Tassadit était dans la tombe 17. Exhumée, donc, mais pour aller où ?
Je veux les restes de ma sœur !
Malika Tabti, petite sœur de Malika, morte à l’âge de 18 mois en 1962
Un destin similaire à celui du petit Saïd, officiellement « mort-né » cet hiver-là. Tombe 22, exhumé lui aussi… « Je n’ai appris l’histoire de mon frère qu’en 2019, par hasard. Deux militaires ont pris mon père dans une jeep, avec mon frère dans un drap, et ils sont allés dans un champ. Le trou était prêt… Ça m’a choqué. Autour du camp il y a énormément de villages, il y a des cimetières en pagaille. Comment peut-on faire ça ? », s’interroge Rachid.
Il a écrit à la ministre des armées en février 2022 pour demander réparation « suite à des conditions d’inhumation illégales » et « dissimulation manifeste et volontaire d’une faute ». Il compte désormais déposer plainte pour ces mêmes motifs devant le tribunal administratif de Nîmes. « Même dans la mort, ils n’ont pas été dignes », s’énerve Rachid.
D’après plusieurs témoignages, le terrain dans lequel sont déposées les dépouilles s’apparenterait presque à un marécage.« Ma grand-mère n’arrêtait pas de dire : qu’est-ce qu’on a fait pour en arriver-là ? Ma petite-fille a été enterrée dans un trou plein d’eau », se souvient Hacina, encore très affectée par ce drame familial.
Même type de souvenirs parmi les proches de Malika Tabti, qui a hérité du prénom de cette « grande » sœur morte à l’âge de 18 mois en 1962, et qu’elle n’a jamais connue. « Mon grand frère en a encore le souvenir, plus ils creusaient, plus l’eau montait, relate Malika. S’il faut porter plainte contre l’État pour faute grave, je le ferai. C’est scandaleux. Je veux les restes de ma sœur ! »
Nadia Ghouafria a fondé l’association Soraya, du nom d’un bébé décédé à Saint-Maurice. © Prisca Borrel pour Mediapart
Les relevés météo en attestent, l’hiver 1962-1963 compte parmi les plus froids que le Languedoc ait connus. On avoisine les – 15 °C en bord de Méditerranée, et les harkis qui débarquent ici sont d’abord logés dans des tentes malgré d’importantes chutes de neige. Les résidents du camp de Saint-Maurice font face à une épidémie de rougeole et à un froid glacial, mêlés à des conditions d’hygiène déplorables.
« Il y avait du vent, les bébés avaient froid. Lorsqu’on était dans les tentes, ma sœur était déjà tout le temps malade. Ils disent qu’elle est morte de maladie, mais je suis sûre qu’elle est morte de froid et de malnutrition. On ne mangeait pas à notre faim ! C’étaient les militaires qui cuisinaient, pas la maman. Ils ramenaient une gamelle, et il n’y avait rien d’autre », se souvient Hacina.
Une situation qui se répercute directement sur la santé des enfants, fréquemment atteints de « rhumes, de diarrhées, d’impétigo, d’anémie et de rachitisme », comme le souligne l’anthropologue Vincent Crapanzano dans Les Harkis, mémoires sans issue (Gallimard, 2013).
Sans compter les violences commises par une partie des militaires sur place.« Certains personnels, peu scrupuleux, ne se privent pas non plus d’exercer sur les harkis “abus d’autorité, brimades, vexations”, confondant “leur mission d’administrateurs avec celles de l’autorité hiérarchique, autorité qu’ils ne détiennent en aucun cas” », soutient en juillet 2018 le rapport parlementaire « Aux harkis, la France reconnaissante », citant le directeur de cabinet du préfet du Gard en 1975.
Dans cette confusion, plusieurs mères n’ont même pas été autorisées à assister à l’enterrement de leur enfant. À l’image de celle de Hacina, ou de celle de Rachid, à qui l’administration du camp a refusé l’accès aux sépultures. « Ma mère en a fait la demande quelques mois après le décès de mon frère Saïd. L’armée lui a dit non, qu’il n’y avait plus rien, que ce n’était pas possible », détaille Rachid.
Après les premiers articles de presse et l’organisation d’une marche blanche le 15 juillet 2021, une vingtaine de familles contactent Nadia Ghouafria pour avoir la confirmation qu’un de leurs proches a bien été inhumé dans cet ancien champ, comme l’évoquait leur histoire familiale. Début 2022, la secrétaire d’État aux anciens combattants, Geneviève Darrieussecq, se saisit du dossier, se rend sur place et parle de « faute ». « Dans ces camps, la République n’a pas été à la hauteur de ses valeurs », a-t-elle déclaré à l’AFP, à l’occasion de la toute première campagne de fouilles, menée du 28 février au 4 mars 2022. Et si la démarche est inédite, les 400 m2 explorés n’ont rien révélé : l’endroit n’était pas le bon…
Le procès-verbal de gendarmerie du 23 octobre 1979, rendu accessible en 2018. © Document Mediapart
Néanmoins, le ton a changé. Désormais, impossible d’ignorer l’affaire. « L’ensemble des acteurs investis dans ces recherches sont des gens qui ont souffert d’une action de l’État. On leur a caché des choses, mais aujourd’hui, tout le monde souhaite retrouver ces tombes et faire avancer la vérité historique », assure Patrice Georges-Zimmermann, responsable du chantier de fouilles mené par l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives).
À présent, l’homme parie sur une nouvelle parcelle située plus au nord, et devrait en discuter avec l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre et la Direction régionale des affaires culturelles à la rentrée prochaine, avant de planifier de nouveaux sondages. « Nous allons vers la réhabilitation. Moi, j’ai confiance en la suite », assure Nadia Ghouafria, qui vient de fonder l’association Soraya, dédiée à la cause des cimetières perdus des camps harkis, et baptisée en hommage à l’un des multiples nourrissons morts à Saint-Maurice.
Au fil des mois, les oursons multicolores déposés en hommage aux enfants sur le site sondé sont restés là. Légèrement défraîchis, mais intacts, ils ornent encore les monticules de pierres qui avaient induit les familles en erreur. Nous sommes au beau milieu du mois de juillet, et, un peu plus au nord justement, Samia (prénom d’emprunt) arpente les bois de chênes et les tapis de ronces à la recherche d’éventuels indices.
Au pied d’un arbre, un morceau de peluche au poil long et ancien émerge à peine, encore fermement ancré dans la terre. Tout près de là, une toute petite balle de plastique… Au moindre signe de vie glané au ras du sol, Samia se fige. Comme bouleversée à l’idée du dénouement qui vient.
Prisca Borrel
11/08/2022
*******
Pour suivre votre actualité sur les harkis, Abonnez-vous gratuitement à la NEWSLETTER