13 Octobre 2016
Une photo, un objet : «Sur ce portrait, mon père, ancien harki devenu ouvrier agricole, pose au garde-à-vous en civil.
C’est un message de droiture adressé à son pays d’accueil, mais aussi une espèce d’effacement, le signe qu’il faut toujours faire la preuve que nous méritons d’être français.» Photo Guillaume Rivière pour «Libération»
Soutien de François Hollande, l’ex-secrétaire d’Etat chargé des Anciens Combattants dénonce l’exclusion des Français musulmans du débat public et promeut une laïcité qui ne soit pas celle des querelles identitaires.
Hollandais historique, l’ex-secrétaire d’Etat en charge des Anciens Combattants Kader Arif a démissionné du gouvernement en novembre 2014, en raison de l’ouverture d’une enquête préliminaire sur des marchés publics attribués à plusieurs de ses proches.
L’information judiciaire ouverte en décembre 2015 par le parquet national financier suit son cours. Alors que la campagne de 2017 a déjà commencé, ce fils d’un harki, qui revendique sa culture musulmane, dénonce l’hystérie identitaire et prône la discrimination positive tout en rejetant le communautarisme.
Cet été, nous nous sommes parlé en pleine polémique sur le burkini. Vous vouliez pousser un coup de gueule. Deux mois plus tard, la colère est-elle retombée ?
KA : Pas du tout ! Je me demande encore comment nous avons pu passer - perdre - deux mois sur la question du burkini sans que des hommes et des femmes issus de cette France diverse, des enfants de la République comme les autres, n’aient jamais été interrogés sur le sujet.
Qu’on ne nous ait jamais demandé comment nous, Français fruits de cette culture, percevions ce débat, au-delà d’un morceau de tissu, sur l’islam, ou demandé «c’est quoi aujourd’hui pour vous être français ?».
Cette France-là est toujours invisible ?
KA : Elle est totalement absente du débat public et tout le monde mélange tout. Cette méconnaissance mène au reproche. Il y a toujours cette critique sous-jacente de notre silence.
Aujourd’hui, silence égale acceptation si ce n’est complicité avec les islamistes. Mais enfin, tous les Arabes ne sont pas musulmans et tous les musulmans ne sont pas arabes !
Quelle serait la meilleure réponse face au surgissement des questions identitaires dans le débat public ?
KA : Interroger cette partie de la communauté française dont nous faisons partie ! Ce que personne n’a fait. Ce reproche vise l’ensemble de la sphère publique. Tout le monde est allé chercher des réponses ailleurs. Dans les colloques, les commissions, les émissions, rares sont ceux qu’on invite juste pour parler de leur expérience de vie, intégrée. Cela permettrait pourtant de démontrer qu’il y a, en France, d’autres voix autorisées sur ces sujets.
En gros, pour vous, il faut être soit un islamiste soit un laïcard pour être entendu ?
KA : Voilà ! Tout le monde dit dans un raccourci :
«Bien sûr, bien sûr, ces gens [les terroristes, ndlr] ne sont pas la majorité de nos compatriotes d’origine maghrébine», mais personne ne va chercher cette majorité ! Je suis de culture musulmane : je ne renie en rien cet héritage, mais je suis, comme des millions de Français qu’on n’interroge pas, au croisement de tellement de choses.
Notre identité heureuse (il sourit) est un mélange. Je ne mange pas de charcuterie mais je bois du vin. Je ne fais pas la prière mais je souhaiterais être enterré dans un carré musulman. Et j’assume tout ça. Cela ne veut pas dire que je renie mon appartenance à la France. C’est juste que je refuse d’être assimilé comme le demandent certains aujourd’hui à droite.
Cela voudrait dire effacer tout ce qui fait mon histoire personnelle. On le demande à un Breton ? A un Basque ? A un Provençal ? Non… Nous, on passe toute notre vie à rechercher nos racines. On n’a pas la maison du grand-père ici ou les souvenirs de vacances d’été là. Et donc on se crée une identité multiple, complexe, difficile. Je parle arabe avec l’accent du Sud-Ouest. D’autres avec l’accent ch’ti ou gone. C’est ça la vraie intégration !
Sur ces sujets, il y a une sorte de schisme dans la majorité. Si on schématise, Manuel Valls d’un côté, Najat Vallaud-Belkacem de l’autre…
Je souffre qu’on me schématise. Mais si on veut parler de République et espérer être entendu il ne faut pas réduire la laïcité à une laïcité de combat, une laïcité revancharde.
Ce n’était d’ailleurs pas l’esprit de la loi de 1905. Faire cela n’ouvre les portes qu’à ceux qui veulent détruire la République. La gauche doit refuser la querelle identitaire.
A l’époque, on avait tous refusé de participer au débat sur l’identité nationale lancé par Nicolas Sarkozy. On est dix ans plus tard et certains chez nous veulent nous entraîner sur cette pente.
La gauche s’honorerait à parler de République et de nation de façon apaisée et avec tous ses enfants. Depuis cet été, je cite souvent ces mots de Hugo : «Souvent la foule trahit le peuple.» A gauche, nous devons ignorer la première et nous battre pour le second.
Sur les questions d’identité, ce qui vous inquiète, ce sont les faux débats ou la simplification ?
KA : Comme sur tous les autres sujets, on peut dénoncer l’instrumentalisation, l’accélération du temps médiatique ou le manque de profondeur. Mais c’est plus grave, justement parce qu’il s’agit d’identité. Depuis les attentats, on nous qualifie de majorité silencieuse.
La faute à qui ? Il faut juste réaliser que pour devenir français, pour être acceptés par la France, on est justement devenus silencieux.
Mon père n’avait pas le droit à une parole forte. Aujourd’hui, c’est difficile pour des femmes et des hommes à qui on a demandé de ne pas faire de bruit pendant des décennies - cela vaut pour toutes les immigrations - de venir, tout d’un coup, sur le devant de la scène.
Faut-il une organisation politique de la communauté musulmane ? Un parti pour représenter cette majorité silencieuse ?
KA : Absolument pas. La solution communautaire n’est pas la bonne. La solution est républicaine et la République est à tout le monde. Mais c’est vrai que ça m’a été demandé parfois : «Parle en notre nom, représente-nous.» J’ai toujours refusé. Comme j’ai toujours refusé dans l’ensemble de mes mandats d’être le spécialiste des quartiers ou du logement social.
Ces dossiers, on nous les refile toujours très vite ! Et quoi, on ne pourrait pas s’occuper de finances, d’affaires étrangères, de défense ? C’est quoi ce plafond de verre qui continue à s’épaissir et qui fait qu’il y a des domaines qui nous sont interdits ? Des devoirs mais des droits incomplets ? Non, je ne suis pas favorable à un parti communautaire.
Je dis : veillons à ce que les meilleurs républicains, sous le coup de la colère ou de la déception, ne deviennent pas eux-mêmes communautaristes. On les pousse à ça aujourd’hui à force de ne pas parler d’eux et de leur quotidien.
On ne parle jamais de ces parcours de vie faits de petites ou grandes difficultés, de petites humiliations quotidiennes, de petits rejets, de petites remarques… Or ce que propose le communautarisme, c’est : «Viens chez nous, regarde comment ils te traitent. Ici personne ne te fera remarquer ta différence.
On sera entre frères et sœurs, entre égaux.» Si tu es un peu fragile, tu succombes facilement à ce discours. Si on ne veut pas mettre la France à feu et à sang - il y en a qui le souhaitent dans tous les camps -, si on veut éviter la grande confrontation communautaire portée par la religion, il faut que la République soit à la hauteur. Les mêmes devoirs, à l’évidence, mais aussi les mêmes droits. Effectifs.
Vous dites aux jeunes issus de l’immigration «engagez-vous» ?
KA : C’est la seule arme possible : l’engagement. Dans la vie publique, la vie politique, les médias, le monde de l’entreprise, les associations… Pour montrer l’énergie que ces jeunes portent pour et dans notre République.
Certains s’engagent, par exemple au sein du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). D’autres, cet été, ont organisé un «camp décolonial» interdit aux Blancs…
Je n’aime pas les camps. J’y ai vécu. Et je continue à être un homme qui combattra le racisme, sous toutes ses formes. C’est autour de cet engagement commun que l’on doit se retrouver.
Sur ces questions d’intégration, la gauche a-t-elle failli ?
KA : Je ne sais pas si la gauche a oublié son projet intégrateur, mais la République est en panne, c’est certain. Ma génération est allée à l’école et a trouvé du boulot. Aujourd’hui, les jeunes ont fait des études, mais ce sont eux qui sont dans la plus grande galère pour trouver un stage, un job, un logement…
Le Parti socialiste en fait-il assez pour intégrer et représenter cette diversité ?
KA : Ce serait trop facile de taper sur le PS, qui fait des efforts qu’aucun autre parti ne consent. En 2012, il y avait dix circonscriptions gagnables réservées pour la diversité. Notre groupe à l’Assemblée est le seul à compter tant de députés issus de l’immigration.
Cela n’est le cas dans aucun autre parti, écolos ou extrême gauche compris… En 2004, quand j’ai été désigné tête de liste aux européennes, soutenu par Lionel Jospin, des pseudo-camarades ont écrit à Solférino pour dire «quoi, un Arabe tête de liste dans notre grande région ?» François Hollande et François Rebsamen avaient répondu : «Circulez, y’a rien à voir.» Dans les régions et les départements, les communes, cette intégration politique avance donc.
Doucement mais sûrement. Kamel Chibli tête de liste en Ariège lors des régionales de 2015, vu le contexte, c’était courageux.
Et il arrive en tête ! En Haute-Garonne, je suis élu dans une circonscription où il n’y a pas un seul quartier. Pour les électeurs, je suis l’homme du Lauragais, c’est tout !
Depuis le début du quinquennat, beaucoup de promesses ont été oubliées, des signaux négatifs ont été envoyés : droit de vote des étrangers, récépissé, déchéance de nationalité…
Oui, il y a eu beaucoup d’erreurs. Je me suis moi-même élevé contre la déchéance de nationalité. Je l’ai combattue. Mais je préférerais, par delà les débats, qu’on pose des symboles forts, des actes positifs.
Quel exemple pouvons-nous donner quand il n’y aucun patron de grande entreprise ou de médias issu de cette diversité ? Personne ou presque comme serviteur de l’Etat ou ministre régalien… On ne peut devenir une République égalitaire qu’en faisant, à un moment donné, des choix inégalitaires.
De la discrimination positive, des lois comme celle sur la parité : il faut des gestes, sinon ça ne marchera jamais. On aura fait un grand pas quand on sera capable de dire : «Oui, ce pays est prêt à avoir un ministre de l’Intérieur arabe issu de l’immigration.»
En nommant Rachida Dati au ministère de la Justice, Nicolas Sarkozy avait envoyé un signal fort…
Et je ne l’ai jamais condamné là-dessus ! (rires) Mais nous ne devons pas être seulement des produits marketing, les «divers de service» : il faut une démarche globale.
L’intégration, c’est l’acceptation de la différence de l’autre, pas la fusion. Ça me fait marrer, mais la société multiculturelle, il n’y a que les bobos parisiens qui en parlent ! Nos autres concitoyens, eux, la vivent.
Un privilégié qui parle de diversité depuis son loft parisien ghettoïsé, ça ne marche pas tant qu’il refusera d’entendre et d’agir contre la somme de petites souffrances que cette France diverse subit ou s’impose pour se faire accepter.
Les amours que tu te refuses à toi-même quand tu es ado. Les apparts qui te passent sous le nez à cause de ton nom. Les nœuds au cerveau pour trouver des prénoms qui vont bien quand tu fondes une famille…
Sans créer de nouveau parti, par quoi faut-il commencer ?
KA : Il n’y a pas de martingale ! Il y a des tas de choses à faire ou à refaire : donner une citoyenneté à chacun, recréer un rapport citoyen aux autres… Quand tu es de famille modeste, c’est le cas de nombreux jeunes issus de l’immigration, la première césure, c’est l’appartenance sociale. Tu n’as pas le même rapport au temps, tu n’as pas ce que j’appelle le «temps bourgeois».
Celui qui permet de se chercher, d’avancer tranquille. Alors, pour exister, pour être reconnu, tu choisis le sport ou la culture parce que ce sont des accélérateurs. Quand tu es fille ou fils de modestes immigrés, tu n’as pas le temps d’attendre, donc tu ne choisis pas la politique, où tout est lent, où il faut être patient.
Tu te dis que cet espace n’est pas le tien. Je n’oublie pas que des citoyens noirs meurent aux Etats-Unis sous les balles de la police, mais c’est aussi ce pays qui a nommé un chef d’état-major noir, une ministre des Affaires étrangères noire avant d’élire un président noir.
Avec des racines incroyablement mêlées en plus. Les Américains ont toujours été fiers d’être un peuple d’intégration. Nous, dans les têtes et dans les faits, nous sommes toujours un vieil empire colonial.
Par Laure Bretton
09/10/2016
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