6 Octobre 2018
Abdelkader Tamazount (au premier rang, 2e en partant de la gauche) au camp de Bias : « C'était en 1975 durant les événements qui nous ont permis d'être enfin libres par la suite ».
Abdelkader Tamazount, âgé de 55 ans, a vécu au camp de Bias de 1964 à 1975. Il témoigne. « C'est une décision plus qu'historique. Elle parle d'elle-même. Je la dédie à mon père qui est enterré au cimetière de Bias. À ma femme, qui m'a aidé à gagner, qui a supporté mon combat, mes souffrances, mes dépressions. Il n'y a pas de mots pour qualifier ce que j'ai subi, ainsi que d'autres enfants. Je suis encore affecté psychologiquement par tout ce que j'ai vécu en camp. J'ai encore des images de barbelés, de miradors… Il n'y avait que des interdits. Je me souviens de la soumission, du courrier que l'on recevait et qui était systématiquement ouvert, du salut au drapeau des harkis tous les matins, obligatoire». Dans la voix d'Abdelkader, on entend encore la douleur, la souffrance. L'incompréhension, aussi, d'avoir été ainsi traité. «Au camp de Bias, c'était tous des soldats de l'armée française. Et il y avait des gens irrécupérables. Je me souviens de ce magasin entier de prothèses pour les hommes qui avaient perdu une ou deux jambes, un bras, une main. Il y avait aussi tout un bâtiment de célibataires, venus sans leur famille, qui se réfugiaient dans l'alcool. Tous les jours, c'était des conflits, des bagarres, des histoires. Quand certains demandaient leurs droits, comme les douches gratuites, on les internait. Quand ils revenaient, c'était des légumes. Et nous, les enfants, on subissait tout ça. Le camp de Bias, c'était un asile, une prison à ciel ouvert. Mes premières années, jusqu'à l'âge de 7-8 ans, je pensais que l'État avait mis mes parents en prison. Nous n'étions pas considérés comme des habitants, des enfants du village. J'ai grandi sur un rejet ».
« Ce n'était pas l'école de la République »
L'école à l'intérieur du camp ? « Tous les enfants de 5 à 12 ans étaient ensemble. On ne savait pas à quel niveau on était. C'était un lieu où l'on pouvait se rencontrer. Les instituteurs ? Tantôt un militaire, tantôt un instituteur spécialisé. Je me souviens de certains qui étaient très autoritaires. Ce n'était pas l'école de la République. J'ai appris le français avec un animateur, un militaire qui venait de l'extérieur de temps en temps. J'ai parlé très bien ma langue maternelle jusqu'à l'âge de 20 ans. Quand je suis venu en région parisienne, on me considérait comme un clandestin car je parlais mieux ma langue que le français. Quand j'ai raconté à un professeur que j'étais dans un camp dans le sud de la France, il m'a répondu : « Ce n'est pas possible ». Abdelkader Tamazount se rappelle aussi d'un curé, qui avait un logement à l'intérieur du camp, et s'occupait des hommes qui voulaient travailler. « Une usine pour fabriquer des espadrilles avait ouvert. Je devais avoir 10-11 ans. Les hommes touchaient une petite solde, comme on donnait une solde aux harkis en Algérie ». Ce curé ramenait la presse dans le camp. « J'attendais qu'il ouvre son logement pour pouvoir lire. Quand je trouvais des magazines, des revues, je les ramenais et je les lisais jusqu'à l'extinction des feux. Il y avait le couvre-feu. Quand les lumières s'éteignaient, c'était le noir complet. J'ai grandi avec les bougies, très mal chauffé. J'ai connu le froid, la misère, des bêtes sur les murs…». À 7 ans, Abdelkader se blesse. Il a passé un doigt dans une chaîne de mobylette. « J'aurais dû être opéré. J'ai eu infection sur infection et on m'a coupé le doigt. J'ai été blessé à une jambe. J'ai aussi perdu l'ouïe à une oreille suite à des otites et des infections à répétition». Il est opéré en urgence, à l'âge de 17 ans, après 1975. «On nous a privés de nos droits les plus élémentaires au-delà de la dignité humaine. J'en appelle à tous ces enfants en grande souffrance psychologique. L'Etat doit leur apporter une assistance, et réparer d'une manière ou d'une autre ».
Mémoire
Le rapport sur les harkis est « bon pour la poubelle »
Mercredi, le Conseil d'État a jugé que les conditions de vie indignes réservées aux familles de harkis dans les camps où elles ont été accueillies en France après l'indépendance de l'Algérie engagent la responsabilité de l'État. Le requérant est Abdelkader Tamazount, un ancien du camp de Bias.
Fils de harki, Abdelkader Tamazount est né en 1963 au camp Joffre de transit et de reclassement des anciens supplétifs de l'armée française et de leurs familles, à Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales. En 1964, avec sa famille, il est transféré au camp de Bias, où il a vécu jusqu'en 1975. Il a demandé réparation à l'État français des préjudices qu'il estime avoir subis du fait des conditions d'accueil et de vie dans ces camps. Après un rejet de sa demande par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise le 10 juillet 2014, puis par la cour administrative de Versailles le 14 mars 2017, Albdelkader s'est pourvu en cassation devant le Conseil d'État. Celui-ci vient donc de condamner l'État français à verser à Abdelkader Tamazount la somme de 15 000€ au titre des préjudices matériels et moraux subis du fait des conditions dans lesquelles il a vécu entre 1963 et 1975.
«Le Conseil d'État a été courageux»
Pour Charles Tamazount, frère d'Abdelkader, président de l'association Harkis et Vérité, qui a accompagné Abdelkader dans la procédure, « le Conseil d'État a été courageux. C'est une histoire qui pèse lourd dans l'histoire de la République. Bias était le camp le plus difficile, il n'y avait que des irrécupérables. Cette décision du Conseil d'État fera jurisprudence. Le rapport Ceaux-Chassard, qui propose 40 millions d'euros sur quatre ans, est bon à mettre à la poubelle ». Charles Tamazount ajoutant que Harkis et Vérité, qui accompagne les avocats, porte actuellement douze procédures de demande de réparation des préjudices du fait des conditions d'accueil et de vie dans les camps : l'une devant la cour administrative de Bordeaux, d'autres devant la cour administrative d'appel à Paris.
Pour Mohamed Badi, porte-parole du Comité National de Liaison des harkis, le rapport Ceaux-Chassard n'existe plus : « Il reste à le jeter à la poubelle. Nous, nous étions dans la bonne voie. Nous avions tout à fait raison. Le travail que nous avons fait et que nous avons proposé, au lieu d'en discuter, ils nous ont imposé leur rapport. Notre projet d'aller devant la Cour européenne des droits de l'Homme tient toujours, et là cela va se passer d'une autre manière. La décision du Conseil d'État nous conforte dans nos projets. Elle va aussi faire boule de neige. Pour éviter d'avoir une multitude de dossiers au Conseil d'État, M. Macron doit reconnaître que la communauté harkie a été abandonnée, qu'elle doit être indemnisée correctement et qu'une loi de reconnaissance doit être prise. Le choix est entre ses mains. Le gain de cause de ce fils de harki ne concerne pas tous les autres harkis qui sont passés dans d'autres camps ».
Joëlle Faure
06/10/2018
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