31 Janvier 2020
L’historien Benjamin Stora décrypte les propos tenus par le président sur le «conflit mémoriel» qui pèse très lourd en France, ainsi que sur ses relations avec l’Algérie.
L’historien Benjamin Stora. LP/Jean-Baptiste Quentin
Benjamin Stora est historien, spécialiste reconnu de l'Algérie à laquelle il a consacré quarante ans de recherches et de très nombreux ouvrages, où il explore également l'épineuse question mémorielle. Son dernier livre, « Retours d'Histoire, l'Algérie après Bouteflika », est paru cette semaine aux éditions Bayard. Il revient sur les propos d'Emmanuel Macron aux journalistes du Monde, du Figaro et de Radio J.
Le président Macron évoque la guerre d'Algérie en ces termes : « on n'en a pas parlé, on a écrasé. Il n'y a pas eu un travail politique mémoriel ». Rien n'a été fait ?
Benjamin Stora. Comme le dit aussi le président, le travail des historiens sur la guerre d'Algérie, lui, n'a jamais cessé. Il a commencé très tôt, dès les années 1970 et 1980, et des deux côtés de la Méditerranée. Et il continue. En revanche, les saignements de mémoire de cette guerre n'ont jamais cessé, alimenté par les très nombreux groupes porteurs de cette mémoire. En France, les enfants d'immigrés algériens ou de harkis, les pieds-noirs, les très nombreux soldats partis là-bas… Tous ces groupes ont eu et gardent le sentiment de n'avoir été ni écoutés ni reconnus.
Emmanuel Macron est le premier président à mettre cette question sur la table ?
Non, des choses ont été faites, d'abord sous la présidence de Jacques Chirac, quand les ambassadeurs de France, en 2005 puis en 2008, ont reconnu les massacres de Sétif en 1945. Ou en 2007 par Nicolas Sarkozy lorsqu'il a remis le plan des mines posées par la France aux frontières de l'Algérie. Puis par François Hollande avec la reconnaissance de la répression sanglante du 17 octobre 1961 à Paris. Ne nions pas ce qui a été déjà réalisé, des pas ont été faits, même si ce sont des petits pas. Mais clairement, il y a un saut à faire, ce que semble vouloir faire Emmanuel Macron pour qui la réconciliation des mémoires semble être un enjeu primordial.
Comment se distingue-t-il de ses prédécesseurs ?
Il est le premier à aborder le sujet globalement, en traitant de la question coloniale, donc avant le déclenchement de la guerre elle-même. On se souvient de la polémique, pendant sa campagne en 2017, quand il avait qualifié la colonisation de crime contre l'humanité (NDLR : expression que le président a dit - dans l'entretien accordé ce jeudi soir à quelques journalistes - ne pas regretter). Il a ouvert le premier cette brèche, et l'a agrandie en 2018 en se saisissant de l' affaire Maurice Audin en demandant pardon à sa veuve, au nom de la France qui avait enlevé et tué ce militant anticolonialiste. Je pense aussi à son discours de Ouagadougou, un an plus tôt, où il s'est engagé à restituer une partie des œuvres d'art pillées dans les anciennes colonies, une grande première.
Pourquoi cela revient-il souvent dans les propos de Macron ?
Parce que c'est la grande affaire de la nouvelle génération en France, et dans toute l'Afrique. Il suffit de s'y promener pour comprendre que la mémoire coloniale reste un marqueur identitaire très fort chez les jeunes au Mali, au Sénégal, en Côte d'Ivoire, en Algérie et en France, chez les enfants ou petits-enfants d'immigrés… Il faut traiter cette question pour éviter qu'elle ne se transforme en fantasme identitaire. Pour avancer, impossible de faire abstraction de cela.
Dans ce processus de longue haleine, des étapes importantes ont été réalisées, dites-vous. Alors pourquoi a-t-on le sentiment que cela coince ?
On se heurte à deux difficultés importantes. La première, c'est que cette guerre d'Algérie est instrumentalisée par des lobbys politiques qui en ont fait une rente mémorielle. On ne peut pas passer à la reconnaissance historique sereine, puisqu'ils en font un enjeu brûlant de l'actualité. Dans les deux pays, des groupes politiques s'en servent comme objet politique pour se maintenir ou tenter d'accéder au pouvoir. En France, l'extrême droite en a fait un aspect très important de son programme, et on voit que cela perdure. En Algérie, c'est le parti au pouvoir qui s'en sert depuis soixante ans pour se légitimer.
Et l'extrême gauche ?
Je ne la renvoie pas dos à dos avec l'extrême droite, car elle, n'a jamais été colonialiste. Mais c'est vrai qu'il y a une instrumentalisation venant d'un monde identitaire qui vise à faire de cette question algérienne et coloniale un réservoir de thématiques à exploiter.
Et la seconde difficulté en France ?
C'est qu'il n'y a jamais eu de procès, du fait des nombreuses lois d'amnistie. Personne n'a été poursuivi en justice ou condamné à quoi que ce soit. Michel Rocard avait accusé Jean-Marie Le Pen d'avoir torturé pendant la bataille d'Alger… et il a perdu le procès en diffamation. Si on veut comparer avec la question de la Shoah, outre le travail historique, les procès - celui de Klaus Barbie ou de Maurice Papon - ont été de formidables accélérateurs, des moments de cristallisation, de dévoilement historique des réalités. L'absence de procès sur le conflit algérien est un véritable obstacle.
Macron dit vouloir mettre un terme au « conflit mémoriel », mais le peut-il alors qu'il avoue lui-même être sans solution ?
La grande nouveauté, j'insiste, c'est que la nouvelle génération, en France comme en Algérie, veut se réapproprier une histoire qui ne soit ni fantasmée ni instrumentalisée. Emmanuel Macron, qui est né en 1977, appartient à cette génération. Il n'est pas dans une logique de culpabilité, de repentance, ou d'instrumentalisation. Son problème à lui, c'est de faire en sorte que l'on regarde cette histoire pour la dépasser et affronter les défis de l'avenir. Réconcilier les mémoires n'est d'ailleurs pas qu'un enjeu mémoriel, c'est une nécessité historique. L'Algérie est un grand pays, une clé pour de nombreux enjeux comme la question migratoire ou le terrorisme. On ne peut pas se permettre d'avoir des relations ambiguës avec ce pays.
Que faut-il faire ?
Il y a un grand travail à faire sur les connaissances. Former les professeurs d'histoire. Pouvoir expliquer aux jeunes générations ce qui s'est passé. Produire des émissions de télévision, de radio, des films… Débattre sereinement. Rester enfoncé dans la guerre des mémoires, ce n'est pas bon pour l'identité française. Nous avons tous besoin d'une mémoire partagée, entre la France et ses anciennes colonies, et au sein même de notre pays, qui s'est bâti sur une constitution, elle-même née de la guerre d'Algérie. L'enjeu pour nous, c'est celui d'une République partagée par tous.
24/01/2020
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