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Trois questions à Charles Tamazount et à Gérard Jouve

Charles TAMAZOUNT est juriste et président du Comité Harkis et Vérité. Il est à l’origine de la procédure en justice qui a conduit, le 3 octobre 2018, le Conseil d’État à condamner l’État à réparer financièrement un enfant de harki en raison des fautes commises par la France dans le drame enduré par les harkis et leurs familles.

1 Quelle place doit tenir, selon vous, la mémoire des harkis dans le 60ème anniversaire ?

La mémoire des harkis constitue une des mémoires de la Guerre d’Algérie. Comme la mémoire des appelés ou celle des pieds-noirs, la mémoire des harkis doit pouvoir avoir toute sa place en France durant ce 60ème anniversaire de la fin de la Guerre d’Algérie. Les harkis et leurs enfants attendent encore aujourd’hui, 60 ans après, une véritable politique de reconnaissance de la part de l’État français. Cette reconnaissance passe par deux volets essentiels.

Le premier volet, c’est la réparation. Par un arrêt historique du 3 octobre 2018, à l’issue d’une procédure initiée par le Comité Harkis et Vérité, le Conseil d’État a reconnu la responsabilité pour faute de l’État dans le drame des harkis et l’a condamné à réparer financièrement l’enfant de harki qui était au centre de cette procédure. Depuis le 3 octobre 2018, aucune autorité publique n’a souhaité réagir suite à cette décision de Justice. Le Président de la République comme le Gouvernement se sont murés dans un silence gêné, alors même que cet arrêt de la plus haute juridiction administrative du pays appelle désormais une politique publique de réparation du drame des harkis de la part de l’Etat. Le 60ème anniversaire devra donc être l’occasion pour le Président de la République de sortir de ce silence et amorcer cette politique de réparation tant attendue.

Comme j’ai eu l’occasion de le dire dans une tribune publiée dans le journal Le Monde le 29 janvier 2021, cette politique de réparation pourrait s’inspirer des expériences du passé. Par son ampleur et sa singularité, le drame des harkis appelle la création d’une « commission justice et vérité » spécifiquement dédiée, à l’instar de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur durant l’Occupation (CIVS) créée en 1999. Doit-on attendre qu’après le Conseil d’Etat, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamne prochainement la France pour que le pouvoir politique français se réveille enfin ! Le temps de la réparation du drame des harkis est venu.

Le deuxième volet, c’est un volet mémoriel. La mémoire des harkis a longtemps été une mémoire enfouie. Aujourd’hui, la mémoire des harkis doit pouvoir trouver sa juste place dans notre récit national. Malheureusement, avec la récente remise du rapport Stora au Président de la République sur les mémoires issues de la Guerre d’Algérie, c’est mal parti.

2 Quelle est votre position sur le rapport Stora ?

Comme toutes les associations qui portent les différentes mémoires issues de la Guerre d’Algérie, nos attentes étaient fortes, vis-à-vis de ce rapport. Dans la lettre de mission adressée à l’historien Benjamin Stora, le Président de la République disait vouloir s’inscrire « dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien ». Dans son rapport, Benjamin Stora présente « différentes préconisations à mettre en œuvre pour une possible réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie ». Sur les 28 préconisations du rapport, une seule s’intéresse aux harkis et à leurs enfants : « voir avec les autorités algériennes la possibilité de facilité de déplacement des harkis et de leurs enfants entre la France et l’Algérie ». En formulant une telle préconisation, le rapport Stora méconnaît les réelles attentes des harkis et de leurs enfants. La libre-circulation des harkis entre la France et l’Algérie est aujourd’hui anecdotique.

Le rapport Stora, avant d’être une déception, c’est d’abord un rapport déséquilibré au regard des différentes mémoires que l’auteur du rapport se proposait d’appréhender. La mémoire des rapatriés d’Algérie, tout comme celle des harkis, ont été réduites à la portion congrue. Je dirais même qu’elles ont été survolées. Les principales préconisations du rapport apaiseront sûrement les mémoires algériennes mais pas l’ensemble des mémoires issues de la Guerre d’Algérie. On ne peut que le regretter… hélas !

Dans l’immédiat, le rapport invite le Président de la République à prendre des initiatives mémorielles fortes d’ici la fin du quinquennat. La reconnaissance dernièrement du crime d’État commis sur l’avocat algérien Ali Boumendjel, après la reconnaissance en septembre 2018 de l’assassinat du mathématicien Maurice Audin, constitue une des premières initiatives présidentielles visant à mettre en œuvre les préconisations du rapport Stora. Si la vérité historique progresse, je crains que l’apaisement des mémoires s’enlise.

Depuis le début de son quinquennat, citez-moi un geste fort du Président de la République à destination des harkis et de leurs enfants ? Le seul geste fort en la matière, c’est la décision prise par le Gouvernement après la décision de Justice du 3 octobre 2018 d’opposer systématiquement devant les tribunaux les règles de la prescription pour mettre en échec les enfants de harkis qui réclament leurs droits à réparation. Un premier geste fort et rapide que pourrait prendre le Président de la République serait, aujourd’hui, de renoncer à opposer les règles de la prescription devant les juges pour neutraliser les demandes de réparation financière des enfants de harkis.

Le rapport Stora a occulté tous ces aspects de la mémoire des harkis. Tout comme il a passé sous silence les attentes de la grande famille des rapatriés d’Algérie. Pourtant, ce rapport avait pour ambition de réconcilier les différentes mémoires de la Guerre d’Algérie. A vouloir réconcilier toutes les mémoires, en survolant certaines, et en insistant fortement sur d’autres, on parvient à tout sauf à la réconciliation mémorielle annoncée. C’est la leçon que l’on peut tirer du rapport Stora.

3 Quel intérêt portez-vous à l’initiative du Souvenir Français de sauvegarder les tombes des harkis inhumés dans les cimetières des camps d’accueil, aujourd’hui abandonnés ?

Le sujet de l’entretien et du devenir des tombes de harkis inhumés dans ou à proximité des camps doit constituer une des actions centrales du volet mémoriel de la démarche nationale de reconnaissance du drame des harkis en France que j’évoquais au début de notre entretien. Les harkis, dans leur grande majorité, ont fait le choix, à leur arrivée en France, de se faire inhumer sur le sol national. C’est ainsi que, dès le milieu des années 60, des carrés musulmans sont nés un peu partout en France.

Le cimetière de Bias dans le Lot-et-Garonne compte aujourd’hui un des plus grands carrés musulmans de France. Mais c’est aussi le maire de cette commune qui a été le premier élu local confronté, au regard des exigences du droit funéraire, à la question du devenir des tombes de harkis abandonnés. Faute d’entretien, ces tombes étaient vouées à disparaître au profit de nouvelles concessions funéraires. Ces tombes n’ont finalement pas disparu, bien au contraire, elles ont été réhabilitées et sauvegardées grâce à l’action du Souvenir Français, et notamment de son président général, Serge Barcellini.

Cette action du Souvenir Français a été saluée par le monde associatif et les élus locaux. Elle doit pouvoir se poursuivre dans les différents carrés funéraires de France où des tombes de harkis abandonnés mériteraient d’être préservées. Comme beaucoup d’enfants de harkis, et grâce au Souvenir Français, on peut dire : enfin une action de mémoire qui a du sens, qui est forte, qui est efficace, qui apaise et qui parle d’elle-même.

Je crois savoir que le Souvenir Français n’exclut pas d’engager, dans la perspective du 60ème anniversaire de la fin de la Guerre d’Algérie, une démarche de commémoration de toutes les victimes de ce conflit à travers la mise en valeur des tombes, des ossuaires et autres carrés funéraires. Ainsi, aucune des mémoires de la Guerre d’Algérie ne serait laissée sur le bord du chemin. Cette démarche audacieuse du Souvenir Français pourrait être la première pierre d’une réconciliation des mémoires de la Guerre d’Algérie en construction. Je souscris pleinement à cette démarche et je serai au côté du Souvenir Français pour œuvrer à sa réussite au cours de l’année 2022. Cela afin que toutes les mémoires issues de la Guerre d’Algérie aient leur place dans le cadre du 60ème anniversaire de la fin de la Guerre d’Algérie.

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Né en 1947, Gérard Jouve a quitté Oran le 30 juin 1962. Après des études de droit à Paris, il effectue sa carrière professionnelle dans le secteur bancaire et financier. Il est un des vice-présidents du Collectif pour la sauvegarde des cimetières d’Oranie – CSCO

1 Quelle est la signification de votre engagement ?

La signification de mon engagement est multiple. C’est d’abord et avant tout, au nom du devoir de mémoire, d’assurer aux générations qui nous ont précédés en Algérie, en l’occurrence celles inhumées en Oranie, le respect et la dignité auxquels elles ont droit par la préservation de leurs sépultures. Cette tâche est difficile tant nos nécropoles sont dégradées sous l’effet du temps et surtout de l’action dévastatrice de l’homme à l’origine de lourdes profanations. Quel que soit le jugement qu’on peut porter sur la période coloniale, cette obligation morale s’impose à tous, y compris à l’Etat, ce que le Président Chirac avait bien compris. Au lendemain de son voyage de 2003 en Algérie, un plan d’action et de coopération relatif aux sépultures françaises a été élaboré. L’objet de ce plan visait à regrouper les cimetières dont l’état rendait impossible une opération de réhabilitation. Il a été abandonné pour des raisons budgétaires, argument difficilement acceptable compte tenu de l’état de ces cimetières et de la responsabilité mémorielle qui incombe à la France. Travailler à la sauvegarde de nos nécropoles en Oranie, c’est aussi sensibiliser les autorités locales à la conservation d’un patrimoine historique commun à l’Algérie et à la France.

Enfin, c’est pour moi le moyen de renouer le lien intergénérationnel douloureusement rompu par l’exode et ainsi reconstituer pleinement ce lien dans sa double composante physique et affective. Renouer le fil de mon histoire personnelle me permet plus globalement de replonger dans la réalité et la vérité de mon identité et de mes racines, l’apaisement en découlant facilite le travail de deuil. Lutter contre la dégradation et potentiellement le risque de disparition de ces tombes est une façon de conjurer la double peine.

2 Pouvez-vous présenter votre association ?

Il s’agit du Collectif de Sauvegarde des Cimetières d’Oranie (CSCO) dont le siège est à Marseille. Association déclarée, il a été créé fin 2004 par un groupe de rapatriés originaires au retour d’un voyage en Oranie. Ils ont assigné au CSCO la mission de veiller à la réhabilitation et à l’entretien des cimetières, d’être l’interlocuteur de toutes autorités publiques, tant en France qu’en Algérie, ayant une responsabilité dans ce domaine, de coopérer avec ces autorités en vue de la réalisation de son objet, de défendre les intérêts des familles ayant des parents inhumés dans ces cimetières, enfin, de perpétuer le devoir de mémoire. Pour mener à bien cette mission, le CSCO a mis en place une organisation opérationnelle décentralisée tant en France qu’en Algérie. En France, par la création de Délégations régionales et départementales et en Algérie par le développement d’un réseau de correspondants algériens assurant le relais avec les autorités locales et le suivi des opérations.

Depuis sa création, le Collectif a multiplié les actions sous diverses formes :

Missions à Oran et en Oranie pour procéder au recensement des cimetières chrétiens et israélites et à la réalisation d’états des lieux. Ces missions sont l’occasion de prises de contacts et entretiens avec le Consul de France à Oran, les autorités municipales et les services préfectoraux concernés, la régie des Pompes Funèbres de la ville d’Oran pour le suivi des chantiers en cours et la programmation des futures opérations de réhabilitation.

Rencontres avec des députés et sénateurs, membres de cabinets ministériels, Présidents de Conseils généraux ou régionaux, maires. C’est ainsi que les villes de Nîmes, Nice et la région PACA ont accordé des subventions pour la réhabilitation, en tout ou partie, des cimetières d’Oran, Aïn Temouchent et Rio Salado. De son côté, le CSCO finance ou cofinance de telles opérations avec ses propres deniers.

Participation à des réunions de commissions nationales sur des questions concernant les rapatriés ou à des réunions d’information au ministère des Affaires Etrangères. Rendez-vous avec la Direction des Français de l’Etranger pour des points d’étape sur l’évolution de la situation des cimetières.

Promotion des missions et actions du Collectif, notamment lors de rassemblements de rapatriés, et participation aux différentes commémorations.

L’action du CSCO est donc essentielle dans la préservation de la mémoire des Français inhumés dans les nécropoles d’Oranie, mais cette mission est rendue plus difficile depuis l’abandon du plan Chirac pour les regroupements de cimetières

A la demande de ses adhérents, le Collectif peut procéder à des recherches de tombes et, si les familles le souhaitent, piloter les travaux de réfection des sépultures réalisés en partenariat avec les Pompes Funèbres d’Oran ou des entreprises locales. Il peut aussi organiser des voyages mémoriels.

Au fil de son existence, grâce aux efforts d’une équipe de bénévoles déterminés, le CSCO est devenu auprès des autorités, tant en France qu’en Algérie, un interlocuteur privilégié et incontournable sur les questions intéressant la conservation des cimetières. Le CSCO compte parmi ses adhérents des personnes physiques et des amicales ou associations qui lui assurent une représentativité significative. Il édite un journal périodique, « Devoir de Mémoire », destiné à fournir aux adhérents ou à toutes personnes intéressées des informations sur ses activités.

3 Quelle est votre position concernant le  60ème anniversaire ?

Je suis personnellement opposé à une commémoration nationale de cet anniversaire dans la mesure où la fin de la guerre d’Algérie marque la défaite de la France qui a conduit les pieds-noirs et les harkis, mus par un sentiment d’abandon et un avenir menacé, à trouver leur salut dans un exode massif et douloureux sans espoir de retour. Les stigmates de ce drame, en dépit du temps écoulé depuis cet événement, sont encore vifs au sein des deux communautés.

Une telle commémoration poserait la question du choix de la date dont on sait qu’elle est l’objet de nombreuses controverses. La date le plus souvent avancée, le 19 mars 1962 qui correspond au cessez-le-feu fixé par les accords d’Evian signés la veille, serait de mon point de vue inapproprié dès lors qu’elle n’a jamais signifié la fin des hostilités, bien au contraire. En effet, c’est à partir de cette date que s’ouvre la période la plus violente de la guerre d’Algérie avec la multiplication des enlèvements et l’assassinat de dizaines de milliers de harkis et de milliers de pieds-noirs. Les massacres d’Européens du 5 juillet 1962 à Oran en ont fait la journée la plus meurtrière du conflit.

Il est à craindre que le discours prononcé à cette occasion soit le point final d’une démarche de réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie que le Président de la République mène seul et à petits pas. Ce qui ne manquera pas de raviver et réactualiser la douleur des rapatriés comme le fît, en son temps, la culpabilisante assimilation de la colonisation à un crime contre l’humanité.

C’est pour l’ensemble de ces raisons que je serais plutôt favorable, dans une démarche de réconciliation mémorielle entre les Français, à un projet d’une autre nature, plus consensuel, tel celui que propose le Souvenir Français visant à une réconciliation par-dessus les tombes des Morts pour la France qui s’inscrit dans la durée. 

Avril 2021

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