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Guerre d’Algérie : « Il ne faut pas réduire les mémoires à une image conflictuelle »

Des suspects algériens sont arrêtés peu après l'explosion d'une bombe dans une rue de Constantine, le 24 août 1955, durant la guerre d'Algérie. AFP

Le 1er novembre 1954 débute la guerre d’Algérie. Elle s’achève officiellement le 18 mars 1962. Soixante-dix ans plus tard, l’histoire demeure passionnée et passionnelle entre ses acteurs, ses héritiers et ses commentateurs. Les mémoires de la guerre d’Algérie semblent toujours être source de conflits et de blessures. Décryptage avec Sébastien Ledoux, historien, spécialiste des enjeux de mémoire et auteur avec Paul Max Morin de L’Algérie de Macron, les impasses d’une politique mémorielle, aux éditions PUF.

RFI : Aujourd’hui, nous sommes sortis de « l’oubli » mais nous sommes dorénavant dans une « guerre des mémoires ». Qu'est-ce que ça veut dire ?

Sébastien Ledoux : Je récuse un peu ce terme de « guerre des mémoires », dans la mesure où pour moi, il s'agit de « conflits de mémoires ». Il y a des conflits mémoriels, mais je trouve que le terme de « guerre », qui a toute une histoire, puisque cela fait 30 ans qu'on en parle, est inapproprié. Ce sont plus des divergences de vues qu'une guerre. La guerre, c'est toujours un ennemi face à soi qu'il s'agit de réduire, d'éliminer physiquement. On n’en est pas là, heureusement, avec la mémoire. Le postulat de départ, c'est celui-là. Je ne reprends pas ce terme-là à mon compte. La période de l'oubli, c'est pareil, elle est aussi à réévaluer, puisque dès les années 1960, il y a quand même beaucoup d'expressions mémorielles de la part de certains groupes, à la fois dans le cinéma, dans la littérature. Donc il faut relativiser ce schéma de « on serait sorti de l'oubli et puis il y aurait la guerre des mémoires ».

Disons qu'il y a une politisation de ce sujet depuis les années 2000 qui sont « les mémoires de la guerre d'Algérie ». Et donc des clivages qui ont lieu avec, effectivement, des militants de la mémoire qui se réclament de différentes mémoires : la mémoire des rapatriés, la mémoire des harkis, la mémoire des Algériens et puis la mémoire des appelés. Et en fait, vous avez des militants de la mémoire qui se revendiquent comme représentants ces groupes-là. Là aussi, il faut nuancer. Des chercheurs ont travaillé depuis une vingtaine d'années maintenant sur ces groupes mémoriels. On s'aperçoit qu’il y a quand même, malgré tout, des représentations ou des opinions sur la guerre d'Algérie qui semblent plus nuancées et plus diverses à l'intérieur même des groupes. C'est important.

Mais, sachant cela, on a ces questions-là depuis les années 1990 qui ont surgi dans le débat public français sur la question de la reconnaissance, la question des réparations, la question de la reconnaissance de certaines journées, par exemple, le 17 octobre 1961, la question des réparations dues justement à certaines personnes, d'hommes qui ont connu la guerre. On a ainsi tendance à mettre cela en avant. Maintenant, je pense qu’il ne faut pas trop, justement, réduire les mémoires de la guerre d’Algérie à cela : une image conflictuelle. Il y a des expressions de mémoire, de la littérature qui est maintenant très importante, de la bande dessinée, du cinéma qui se sont emparés de ce sujet-là, et pas forcément en termes conflictuels. Il faut donc aussi rappeler qu'il y a des expressions de mémoire qui échappent à un conflit mémoriel.

Comment réconcilier les mémoires des harkis, des pieds noirs, des soldats, etc. En d’autres termes, pourquoi les acteurs et les héritiers de la guerre d’Algérie ne parviennent toujours pas à s’entendre autour de cette histoire ?

Je ne sais pas s'il y a une intention de réconcilier ces mémoires. Cette intention-là est politique, je ne la reprendrai pas à mon compte. Il y a différentes expériences de la guerre d'Algérie, des expériences très contrastées entre les uns et les autres, avec des individus qui aujourd’hui vivent sur le territoire français, ou leurs descendants. Il faut essayer de composer avec ces différentes expériences, sans forcément avec une visée de réconciliation.

La réconciliation est une illusion ?

Il y a deux choses : il y a à la fois l'aspect illusoire, c'est-à-dire qu’il y a aussi de l'irréconciliable là-dedans. Il faut prendre en compte cette dimension d'irréconciliable. Il y a effectivement des expériences qui ne pourront pas se transformer en réconciliation parce qu'elles sont trop contrastées. Donc déjà, je questionne cette question-là. Et puis parce que c'est une imposition politique maintenant, c'est-à-dire que le politique depuis une quinzaine d'années, les politiques de la mémoire de la guerre d’Algérie, se font justement dans cette imposition ou en tout cas dans cette injonction à la réconciliation. Je ne suis pas sûr que ce soit le bon axe dans la mesure où encore une fois, vous avez des expressions mémorielles qui sont diverses, qui sont plurielles, qui sont parfois contrastées, voire antagonistes.

Mais elles sont liées aussi à des expériences très contrastées. Je ne sais pas s'il y a quelque chose à faire, mais en tout cas, il y a à vivre avec cela, c'est-à-dire à vivre avec ces mémoires diverses et variées et pas forcément systématiquement dans une intention, dans une volonté de réconciliation. Il faut entendre cette polyphonie. Parce qu'il y a une dimension polyphonique évidente au sein de la société française sur cette question-là. Il faut ainsi peut-être entendre ces différentes voix, même si elles ne sont pas toujours réconciliables.

Des mémoires fracturées et rivales. Depuis la fin de la guerre, il n’y a pas eu de récit commun. Est-ce que cette histoire est à ce titre un cas unique ?

Il y a énormément de conflits de mémoires dans les différentes sociétés. Il ne faut surtout pas croire que la France est une exception. En Espagne, des mémoires sont irréconciliables aujourd'hui entre la mémoire, les mémoires, de Franco et ses soutiens, et puis la mémoire des disparus républicains, c'est vraiment très important. Vous avez des mémoires qui sont effectivement très diverses et très contrastées dans leur dimension coloniale. L'Espagne a fêté son jour national le 12 octobre dernier, jour national lié à la découverte de l'Amérique. Les autorités mexicaines ont refusé de célébrer et de participer à cette célébration, justement parce que, pour elles, ce jour représente le début d'une occupation, le début de la violence, etc.

Dans beaucoup de pays, en fait, on est face à des conflits mémoriels. On trouve des mémoires qui sont conflictuelles soit avec des descendants, soit des témoins vivants directs, soit des descendants et qui portent en fait différentes représentations du passé au sein d'un même pays.

Comment cette mémoire est traitée de l’autre côté de la Méditerranée en Algérie ?

Au niveau de la mémoire « officielle », on est dans une mémoire encore indépendantiste, puisque le parti qui a finalement été victorieux à l'indépendance a fait une sorte de main mise sur le récit officiel : une guerre d'indépendance comme une guerre victorieuse. Un récit qui va avoir du mal à compter justement des voix dissonantes. Évidemment, je pense aux Messalistes, à ceux qui se sont battus à un moment donné pour l'indépendance, mais contre le FLN. Il y a un combat à l'intérieur des indépendantistes algériens entre deux courants. Cela, effectivement, n'est pas reconnu. Et puis il y a évidemment la question des harkis, balayée depuis très longtemps.

Il y a quelques petits aménagements, mais la mémoire officielle est encore très univoque, et elle ne compte pas les différentes voix, les différentes expériences de la guerre d'Algérie avec les Algériens harkis qui vivent encore là, ou leurs descendants qui vivent encore dans ce silence en Algérie. Se trouve aussi la question des excuses où on voit la politisation, là aussi, du côté algérien qui va régulièrement demander finalement des comptes à la République française. Il y a très peu d'évolution là-dessus.

Est-ce que le rapport Stora, qui vise à réconcilier « les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie » peut mettre fin au conflit de mémoires ? 

Le rapport Stora est conçu à travers différentes propositions qui ont finalement très peu abouti. C’est la politique des petits pas, d’ailleurs reconnue par Benjamin Stora lui-même. Ce sont des petites actions plutôt qu’une sorte de grande action générale, globale, pour régler le problème. Une stratégie des petits pas, mais qui s'est un peu embourbée.

Il évoquait une commission franco-algérienne, qui a été mise en place. Mais elle dépend largement du pouvoir algérien et des relations diplomatiques entre la France et l'Algérie. Donc il y a un doute sur cette possibilité du rapport de pouvoir faire avancer cette question-là dans la mesure où vous avez toute une partie, tout un pan, de la « résolution de différents problèmes » qui dépend du pouvoir algérien.

Et puis en même temps, des choses ont été faites dans les années 2000 et continueront peut-être à être faites en dehors du rapport Stora, la reconnaissance du 17 octobre par exemple. Une proposition de loi a été déposée à l'Assemblée nationale, qui doit suivre son cours, on verra. Disons qu’on peut questionner ce rapport-là dans cette possibilité d'apurer les comptes, si je puis dire, entre la France et l’Algérie.

On dit que les mémoires, ce n’est pas l’Histoire. Est-ce qu'il faut dissocier l'Histoire des mémoires ?

Il faut dissocier Histoire et mémoire, il ne faut pas forcément les opposer. Vous avez effectivement les mémoires qui sont une expérience directe par des individus de tels ou tels faits historiques, et donc avec cette intégration individuelle d'une histoire avec sa part individuelle, avec sa part subjective, avec sa part familiale etc. Il faut les dissocier et à la fois, parfois, elles se rencontrent. Je pense à tout ce qui s'est fait en termes de témoignages, parce que les témoins ont aussi pu contribuer à la connaissance de l'Histoire.

Donc il ne faut pas non plus forcément les opposer. Les témoins en tant que mémoire individuelle peuvent être justement source de connaissances historiques et on l'a vu notamment pour la guerre d'Algérie, mais aussi pour la Seconde Guerre mondiale. Il ne faut pas avoir une vision unique, uniquement politique, dans le sens de politisation de la mémoire. Vous avez des mémoires, des expressions mémorielles, je pense encore une fois au cinéma, à la littérature, qui parfois font avancer la connaissance historique.

Il y a donc un entremêlement, c'est plus subtil qu’une stricte opposition. Ce sont des dissociations, mais qui peuvent aussi contribuer l'une l'autre. En fait, c'est toute une dialectique entre Histoire et mémoire qui peut se jouer.

01/11/2024

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