22 Juillet 2015
15 JUILLET 2015 | Par HAZIES MOUSLI
Harkis et blessures psychologiques
du Docteur K.D. BOUNEB* Près de 50 ans après l’indépendance de l’Algérie, il reste encore beaucoup de ressentiment entre la France et son ancien territoire. A chaque rencontre entre les deux pays, beaucoup d’affaires sont débattues, mais le sujet des harkis reste tabou...
Les tortures infligées aux harkis peu après le 19 mars 1962, les conditions de rapatriement douloureuses et en catastrophe ainsi que le vécu dans les camps ont laissé des séquelles physiques et surtout des séquelles psychiques.
Ces séquelles psychiques portent le nom de traumatismes psychologiques. Ce ne sont pas des troubles de la personnalité, ce sont des effets des événements vécus.
Avec l’avancée en âge, il n’y a pas que les problèmes physiques qui prennent de plus en plus d’importance, il y a aussi les problèmes psychiques refoulés pendant des années qui reviennent en force.
Si l’image des harkis en France est peu reluisante, en Algérie cette image est déshumanisée, diabolisée... tout cela constitue un facteur de souffrance psychologique supplémentaire.
Un autre aspect essentiel est la transmission de ces problèmes psychologiques aux générations suivantes. Parfois les enfants des survivants présentent des symptômes identiques à ceux de leurs parents comme s‘ils étaient imprégnés par un modèle blessé, c’est-à-dire par une image parentale défaillante. Les enfants doivent assumer l’héritage des hontes et des humiliations vécues par les parents.
Les principaux troubles observés chez les harkis et leurs enfants se traduisent par de la honte, de la culpabilité, des sentiments de peur et de terreur, des souvenirs traumatiques, des cauchemars, des périodes sensibles au moment des dates anniversaires du traumatisme, une grande irritabilité allant parfois jusqu‘à de l‘agressivité incontrôlée...
Ceux qui ont échappé au massacre ont des grandes difficultés à vivre à cause du traumatisme. La plupart ont été confronté à la mort.
Comment s’affranchir du passé pour vivre pleinement le présent ?
Pour exemple Bouzid : « je ne suis pas né handicapé physique ou psychique. Pourquoi les médecins me posent toujours des questions sur ma famille et sur mon enfance ? J’ai eu une jeunesse heureuse. Pour moi tout a commencé à 15 ans à la suite des violences du FLN en 1962... ».
L’objet de cet article est de mettre en avant ces blessures psychologiques, de proposer une psychothérapie adaptée et de citer quelques exemples cliniques.
Les blessures psychologiques
Chez les adultes, les hommes présentent plus de troubles psychologiques que les femmes, ce sont eux qui ont fait la guerre et qui ne se sont pas retrouvés du côté des gagnants... Malgré un engagement sincère au côté de la France, ils n’étaient pas spécialement hostiles à l’idée d’indépendance de l’Algérie. Ils ont du endosser le plus mauvais rôle que l‘on puisse imaginer, ils ont été piégés dans une nouvelle identité difficilement acceptable pendant plusieurs décennies, celle de traître, de collabo aussi bien de la part des algériens que de la part des français ... Jusqu’à ces dernières années, les médias et l’opinion publique en France ne sont en général pas favorables aux harkis.
Chez les enfants de harkis, il y a deux périodes critiques. Très jeune, on note des problèmes scolaires, des difficultés à lire, à écrire et à parler le français, des problèmes de honte liés à leur histoire, une perte de la capacité de concentration. A l’adolescence, on observe des comportements à risques, le sujet s’engage de façon presque répétitive dans des conduites comportant un danger mortel
(toxicomanie, holdup-up, vols, violence ...)
Les souffrances psychologiques peuvent parfois revêtir des expressions somatiques comme par exemple des troubles dermatologiques, digestifs, des douleurs dorsales...
Beaucoup ont vu leurs propres parents, enfants ou proches, massacrés sous leurs yeux. Boualem, ancien harki, me confie : « j’ai vu de mes yeux des femmes et des jeunes filles subir des violences sexuelles au delà du supportable et qu’il m’est difficile de raconter dans le détail ».
La honte est telle ensuite que souvent les hommes, censés représenter protection et autorité, s’enfuient devant l’impuissance qu’ils ont eu à assurer leur rôle. Quels repères restent-ils aujourd’hui à un enfant qui a vu son père humilié ou tué, sa mère violée...
Dans les croyances populaires, c’est Dieu qui donne la mort, c’est la meilleure façon de mourir. Mais c’est une mauvaise manière de mourir que de mourir brutalement de mort violente. Toutes ces victimes mortes après avoir été maltraitées hantent les nuits des survivants. Ils sont assaillis de cauchemars dans lesquels ils revivent des scènes de massacres.
La souffrance des blessés, c’est aussi la culpabilité. Certains se sentent responsables de leur situation de victime et deviennent leur propre accusateur : « je m’en veux de ce qui m’est arrivé »...
Dans d’autres cas, les personnes se proposent de « payer » pour les autres, se croyant en dette envers tout le monde, elles veulent se rendre utiles à tout prix en ayant un dévouement maladif. Ce comportement peut conduire vers une attitude servile suscitant rejet et mépris renforçant ainsi la mauvaise image que ces personnes ont d’elles-mêmes. Tous ces comportements sont des symptômes de la culpabilité.
Ceux qui ont vécu longtemps dans les camps présentent une grande inhibition, un repli sur soi et une crainte de l’extérieur, et parfois des sentiments de persécution pouvant aller jusqu‘au délire.
La France n’a pas été la terre promise qu’ils espéraient, mais une grande errance d’un endroit à l’autre. Tout était à construire : parenté, amitiés, références, langue. Les enfants étaient souvent les parents de leurs parents dans les relations avec les mairies, administrations, écoles, et même avec les gendarmes... De ce fait les parents ont été infantilisés et déresponsabilisés. L’inconscient chez eux n’est pas quelque chose qui est « en dessous », enfoui comme habituellement, mais « là- bas » dans le pays des ancêtres. Les mécanismes de défense sur le plan psychologique sont beaucoup plus souvent le déni et le clivage plutôt que le refoulement et la sublimation.
Comment les harkis peuvent-ils affronter l’indicible pour apaiser leurs blessures ?
Comment se libérer des blessures infligées par d’autres ?
Que faire du vécu difficile dans les camps en raison de leur isolement, de l’enfermement et de la méfiance de la population locale ?
Pour cela, il faut être capable de mettre des mots sur ses souffrances et de se sentir compris, d’où réticence par rapport à un thérapeute classique peu sensibilisé au périple des harkis.
Dans une approche classique, les psychiatres et psychanalystes considèrent que le traumatisme actuel va réveiller un conflit ancien qui lui est structurel et constitutif de chaque personne. Ces deux soignants, de par leur formation, vont faire référence à la maladie mentale et au conflit intrapsychique ce qui n’est pas très pertinent dans le cas douloureux de la problématique des harkis.
Ceci explique pourquoi très peu de harkis suivent une psychothérapie. Ils consultent un médecin pour des douleurs, des insomnies ou des angoisses mais très rarement pour évoquer leurs traumatismes psychiques liés à la guerre d’Algérie ou au vécu dans les camps.
Dans ce contexte, peut-on envisager un traitement spécifique ou psychothérapie adaptée ?
Une psychothérapie adaptée
L’objectif de la psychothérapie en général est de comprendre et de surmonter la souffrance psychique. Le pouvoir destructeur des blessures n’est jamais totalement mortel, il reste toujours quelque chose d’intact qui permet de repartir et de revivre. Le travail de la psychothérapie consiste à transformer chez le patient ce qui a été à l’origine de la blessure (traumatisme de guerre, viol, accident...) en moteur, en une dynamique pour continuer à vivre. Tout soutien psychothérapique est utile pour aider les harkis.
Mais une psychothérapie adaptée qui tient compte à la fois du contexte historique, de la culture et de la personne elle-même est préférable et se révèle beaucoup plus efficace. Cette approche permet de comprendre le sens de la souffrance de la victime. Le patient n’est plus considéré comme un simple cas clinique réduit à son symptôme qui va subir des séances de thérapies interminables ou qui va devenir assujetti, dépendant des médicaments psychotropes prescrits par les médecins. Au contraire, le patient va être vu comme un véritable sujet avec ses multiples facettes, il va devenir acteur privilégié de sa propre guérison.
Cette démarche privilégie donc l’humain avant le symptôme, elle replace le patient dans son contexte historique, culturel et spirituel en prenant en compte le système thérapeutique de son propre groupe humain.
Une psychothérapie adaptée doit mettre l’accent sur le fait que le traumatisme est la conséquence de l’agression destructrice de l’ennemi ou du milieu hostile. Par un phénomène psychologique, la personne intériorise cette agression et va la porter en elle. Sa souffrance va provenir de ce phénomène. La thérapeutique consiste à s’attaquer au persécuteur du patient pour qu’il puisse s’en délivrer. Le processus s’effectue à l’intérieur du patient.
L’important, c’est de privilégier l’action du psychothérapeute et non plus la « nature » du patient. Un travail intellectuel et cognitif sur l’intention des agresseurs ainsi que la prise en compte du contexte général vont permettre une meilleure compréhension de la situation aidant ainsi le patient à se libérer de l’agresseur intériorisé.
Imprégné de la culture du patient, le thérapeute lui prescrit un comportement ou une démarche à effectuer.
Par exemple : une personne se sent coupable de ne pas avoir aidé matériellement ses parents restés en Algérie ni de les avoir enterré dignement, le thérapeute lui recommande de donner aux pauvres, d’offrir quelque chose aux morts, de visiter un cimetière afin de diminuer sa culpabilité. L’expérience montre que le patient voit sa souffrance apaisée quand il observe ces recommandations.
Pourquoi s’interroger sur la notion de culpabilité à partir du moment où la souffrance vient de l’autre ! Si le conflit est à l’extérieur du sujet, ce n’est pas la peine de le chercher à l’intérieur du sujet. Dans ce cas, c’est le conjoncturel qu’il faut traiter et non le structurel. Cette démarche ne part pas de la nature du patient mais elle part de son milieu, de son environnement et de ce qui est extérieur à lui. Cette manière de voir permet d’aider quelqu’un qui a été traumatisé par un agresseur ou par le milieu et identifié comme tel.
On ne peut pas soigner une personne traumatisée par un phénomène si on ne s’intéresse pas au système qui a produit ce type de traumatisme psychique individuel d’abord et transgénérationnel ensuite. Dans le domaine que nous étudions, il faut donc tenir compte du contexte de la guerre d’Algérie, des responsables des massacres des harkis après l’indépendance, et aussi de l’accueil catastrophique en France et pour finir de la relégation dans les camps pour certains.
Pour les personnes les plus en souffrance, des groupes thérapeutiques (comme par exemple des groupes de parole, des groupe de psychodrame...) permettent de reconstituer des enveloppes psychiques déchirées par le traumatisme et la perte du cadre culturel. Le fait que les personnes se retrouvent en groupe avec la même problématique leur permet d’évacuer leur traumatisme sans avoir à pâtir du jugement des autres. Dans ce cas, le groupe est pour eux contenant et sécurisant.
Cette technique de groupe est basée sur la méthode cathartique qui consiste à faire revivre chez les patients l’événement traumatisant avec les affects pénibles. Le thérapeute invite les patients à verbaliser sur les problèmes qu’ils n’arrivent pas à dépasser seuls.... Les patients se libèrent émotionnellement, là où il y avait du chaos ils vont mettre un sens, ça va les aider à reconstruire leur vie blessée. Ensuite, avec le soutien du thérapeute et des autres patients, ils peuvent commencer à assumer leur traumatisme.
Guérir des blessures psychologiques
Voici exposé brièvement le cas de deux patients harkis Monsieur Kader et Madame Houria. Ils m’ont été adressé par des médecins pour un avis et éventuellement un suivi psychothérapique. Ils sont arrivés en France en 1962. Un long travail de mise en confiance a été nécessaire afin qu’ils puissent exprimer en toute liberté leurs problèmes psychologiques. Dans ce contexte, mon appartenance à la communauté harkie a été un facteur facilitant.
Monsieur Kader est un ancien harki, clochardisation et désinsertion sociale l’ont amené à l’hôpital psychiatrique.
Au début du travail psychothérapique la verbalisation est difficile, mais quelques temps après, Monsieur Kader évoque son passé dans l’armée française, sa situation précaire, son alcoolisme et sa rupture de tout lien familial et social.
Il exprime une très grande culpabilité et a honte de son passé. Il n’a jamais eu la possibilité de retourner en Algérie pour se recueillir sur la tombe de ses parents. Il a mis des mois avant de dire qu’il a été torturé ainsi que des membres de sa famille. C’est très difficile pour lui de parler des blessures intimes. Il y a à la fois pudeur et honneur, c’est-à-dire qu’ on ne parle surtout pas pour dire qu’on a été humilié.
Pendant les séances, le patient revit ses traumatismes et verbalise ses sentiments : honte, peur, colère, révolte... Au bout de quelques mois de ce travail psychothérapique, il réussit à se réapproprier une histoire personnelle plus acceptable ainsi qu’une vision du conflit algérien moins falsifiée. Il recommence à espérer.
Celui qui espère transforme son attitude à l’égard de la vie, il se donne les moyens de se reconstruire et de revivre. Monsieur Kader évolue bien, il arrive à mettre à distance ses problèmes de culpabilité. Il a retrouvé une certaine dignité et l’estime de soi. Rassuré quant à son passé et à son engagement dans l’armée française, il a effectué les démarches pour obtenir une indemnisation le réintégrant ainsi dans la communauté des harkis et dans la communauté française dans son ensemble.
Madame Houria, fille de harki, a été hospitalisée à la suite de violences et d’agressivité à l’égard de son conjoint et de sa famille.
Elle a subi des violences du FLN en août 1962 alors qu’elle était très jeune ainsi que d’autres membres de sa famille peu après l’indépendance algérienne. Et en France aussi, elle a subi des violences de la part de sa famille. La patiente a intériorisé la violence qui lui a été faite comme si cela faisait partie d’elle-même.
La problématique de cette patiente qui par ailleurs a un très bon niveau socioculturel se situe dans la distinction extérieur/intérieur. C’est de ce partage entre ce qui lui est extérieur, qui n’est pas à sa portée et ce qui lui est intérieur, ses évaluations qui sont à sa portée, que peut être envisagée la possibilité de sa libération. La personne souffre moins si elle se fait une juste représentation des choses :
en quoi cela me concerne-t-il ? de quelle manière en suis-je affecté profondément ?
Dans le cadre de la psychothérapie, j’ai aidé la patiente à trouver un sens à son traumatisme psychologique : « ce sont d’autres personnes qui vous ont fait subir tout ça, ce n’est pas vous qui l’avez provoqué, ça n’a rien à voir avec vos désirs ou vos fantasmes ».
J’ai en outre amené la patiente à comprendre le contexte historique de la fin de la guerre d’Algérie, puis à mobiliser sa violence positive pour lui permettre d’expulser l’agresseur intériorisé. Ainsi elle a repris sa vie familiale et sociale sur des bases nouvelles et apaisées.
Les deux cas ci-dessous résument la souffrance que ressentent beaucoup de personnes ayant traversé les mêmes épreuves, l’humiliation, le mépris, la violence en Algérie et en France. En France, elles ont été parquées, cachées parce qu’elles sont les témoins d’une France honteuse de son incapacité à trouver une issue honorable au conflit algérien.
Pour ce qui les concerne, la plus grande des souffrance, ce n’est pas seulement la misère sociale, les problèmes de logement ou une maladie physique, c’est surtout une blessure psychologique...
Pour conclure, le travail psychothérapique avec les harkis victimes de traumatismes doit être mené sur les affects et aussi sur le mode intellectuel. En plus de sa fonction habituelle, le thérapeute doit avoir une fonction pédagogique c’est-à-dire des connaissances historiques, culturelles pour pouvoir faire la part des choses entre le vécu et l’imaginaire du sujet et les faits historiques. Ces supports culturels spécifiques sont importants pour permettre une bonne prise en charge psychologique.
Les groupes thérapeutiques pour les personnes en grande souffrance ont montré leur utilité à condition d’être animés par des thérapeutes compétents et formés.
Le traumatisme a été transmis aux enfants avec des conséquences graves en terme de confiance en soi allant parfois jusqu‘à une déstructuration ou à une psychopathologie plus lourde.
Cet aspect doit être également pris en compte lors des psychothérapies avec les harkis.
Les rituels funéraires ont pour fonction d’aider les survivants à vivre facilitant ainsi le travail de deuil. L’impossibilité pour les harkis de se rendre facilement en Algérie pour enterrer leur mort par exemple constitue donc une source de tension psychologique.
L’impossibilité de pratiquer les rites funéraires en Algérie pour ceux qui le souhaitent les prive de l’occasion d’ honorer leurs morts, de se réconcilier avec eux.
La psychothérapie adaptée que je propose n’est qu’un outil, le but c’est la guérison afin de poursuivre la vie en se servant de son potentiel intérieur et des ressources de son environnement. Elle n’est pas seulement réservée aux seuls harkis mais aussi à toutes les victimes de violences, de tortures, d’attentats, de traumatismes de guerre comme par exemple en Irak, Tchétchénie, Palestine et dans bien d‘autres contrées...
La guérison n’est pas la restauration d’un état antérieur d’intégrité, c’est la délivrance d’un mal. En aidant la victime à vivre en dépit du mal qui lui a été fait, cela va lui permettre de se réintégrer dans son milieu et dans la société globale.
Souhaitons que la société française accorde une place digne aux harkis aussi bien dans la réalité que dans la mémoire collective. Souhaitons aussi que la France et l’Algérie établissent des relations harmonieuses sans tabou au sujet des harkis.
K.D. BOUNEB*
Dr en Anthropologie, Psychanalyste
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