4 Février 2014
LIBERTÉ D'EXPRESSION
Les propos tenus en 2006 par Henry de Lesquen du Plessis-Casso dans sa lettre ouverte au député-maire de Versailles Étienne Pinte sur « l’hommage aux Harkis » ont dépassé « les limites admises », a jugé la Cour européenne des droits de l’homme qui considère que les juridictions internes n’ont pas « outrepassé leur large marge d’appréciation ». Un juge a toutefois émis une opinion dissidente.
Article Source :Par ALFREDO ALLEGRA | | 30 JANVIER 2014
C’est à la suite d’une invitation lancée par M. Pinte (UMP)
à une cérémonie d’hommage aux auxiliaires de l’armée française pendant la guerre d’Algérie que M. de Lesquen, conseiller municipal et président de l’Union pour le renouveau de Versailles, avait mis en ligne, le 23 septembre 2006, un texte intitulé « Pas vous, pas ça, M. Pinte ! Lettre ouverte à Étienne Pinte sur l’hommage aux Harkis » et contenant notamment trois passages jugés diffamatoires par les juridictions internes :
1) « […] En effet, en dépit de votre âge, vous n’avez pas fait de service militaire en Algérie. Pourquoi ? Comme me l’a confié, un jour, une éminente personnalité versaillaise : ‘Étienne Pinte, qui était de nationalité étrangère, a attendu la fin de la guerre d’Algérie pour demander sa naturalisation’ […]
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2) « Vous auriez assurément dû devenir français beaucoup plus tôt, si vous aviez eu à cœur de servir sous le drapeau français pendant la guerre d’Algérie, aux côtés des Harkis. Mais vous ne l’avez pas voulu […]
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3) « Les Harkis, eux aussi, sont des victimes ; des victimes de l’histoire. Vous étiez, parmi les Français, l’un des moins qualifiés pour leur rendre hommage. Cette page de l’histoire de France est trop douloureuse pour que l’on puisse accepter une odieuse tentative de récupération politicienne du sacrifice des Harkis, par quelqu’un qui a choisi de déserter leur combat […] ».
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Pour confirmer le jugement sur la culpabilité et relever les dommages-intérêts de 1 euro à 2 000 euros et réduire l’amende de 2 000 euros à 1 500 euros, la cour d’appel de Versailles(1) avait notamment relevé que les propos litigieux portaient « indiscutablement atteinte à l’honneur et à la considération d’Étienne Pinte » qui se voyait reprocher d’avoir « déserté » le combat des harkis et était associé à ceux qui avaient « fait le choix de soutenir les rebelles algériens » alors qu’il justifiait avoir effectué son service national en 1964/65. M. de Lesquen, indiquait la cour de Versailles, n’ayant pas « étayé son propos d’aucun élément extérieur probant, se contentant d’une rumeur versaillaise pour faire dévier ce qui aurait pu être un débat d’idées, sur la place réservée aux harkis par la communauté nationale, vers une approche touchant un aspect de la vie privée du maire de Versailles » révélant « une animosité personnelle particulièrement affichée ». Le pourvoi ne prospéra pas.
Saisie sur le fondement de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatif à la liberté d’expression, la Cour de Strasbourg(2) examine si l’ingérence légale incriminée correspondait bien à un « besoin social impérieux », soulignant qu’elle a compétence « pour statuer en dernier lieu » sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec une liberté d’expression sauvegardée par l’article 10.
En l’espèce, relève la Cour, le propos litigieux consistait à contester la légitimité du maire pour inviter ses administrés à une cérémonie d’hommage aux harkis au motif qu’il aurait retardé sa naturalisation pour ne pas avoir à servir sous les drapeaux français pendant la guerre d’Algérie et cette allégation constitue « un jugement de valeur » mais, poursuit la Cour, M. de Lesquen ne s’est pas contenté de révéler qu’Étienne Pinte avait acquis la nationalité française après la fin de la guerre d’Algérie et d’en déduire la possibilité d’un calcul pour éviter d’être enrôlé dans l’armée, il a invoqué des propos prêtés à « une éminente personnalité versaillaise » pour accentuer et donner de la force à son affirmation, propos qui constituent un « fait » dont la « réalité » n’est pas démontrée et il lui est reproché de ne pas justifier d’avoir « accompli des vérifications ou recherches sérieuses, préalablement à la publication de sa lettre ouverte ».
Il n’y a donc pas de violation de l’article 10 et la peine prononcée par le juge interne n’est pas excessive compte tenu que « les limites admises » ont été dépassées. Un des sept juges n’est toutefois pas de cet avis et a émis une opinion dissidente qui n’est pas sans intérêt puisqu’elle porte sur le fait que la Cour ait pu, à tort selon la juge irlandaise Ann Power-Forde, approuver les juridictions internes qui « ont condamné M. de Lesquen non pas au motif que son jugement de valeur était dépourvu de la base factuelle requise mais plutôt parce qu’il n’avait pas étayé ses dires concernant le tiers qui l’avait informé d’un fait et partageait son opinion ». Pour Mme Power-Forde, on ne peut condamner pénalement une personne « pour diffamation au seul motif qu’elle n’a pas prouvé qu’un tiers (personnalité éminente ou non) partage son opinion ».
Il semble en effet paradoxal qu’un jugement de valeur (naturalisation après la fin de la guerre pour éviter d’être enrôlé) fondé sur une base factuelle exacte puisse devenir un fait s’il est attribué à un tiers dont on ne veut ou ne peut révéler l’identité. La solution aurait été vraisemblablement différente s’il s’était agi d’un journaliste qui aurait invoqué le secret des sources. Un dossier sur lequel se penchera peut-être la grande chambre de la Cour.
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(1) Versailles, 20 mars 2008, Henry de Lesquen du Plessis-Casso c/ Étienne Pinte confirmant TGI Versailles, 18 juin 2007, Étienne Pinte c/ Henry de Lesquen du Plessis-Casso.
(2) CEDH, 5e sect., 30 janv. 2014, n° 34400/10, Henry de Lesquen du Plessis-Casso c/ France.
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l'Association Départementale Harkis Dordogne Veuves et Orphelins , et le site http://www.harkisdordogne.com/ Périgueux