5 Décembre 2020
Brahim Loucif a vu les horreurs de la guerre d’Algérie, l’assassinat de son père, l’inhumanité des camps de transit avant de trouver sa place à Sallanches. Itinéraire d’un fils de harki qui n’oublie rien.
Depuis 1970 et l’arrivée de sa famille à Vouilloux, Brahim Loucif n’a jamais quitté Sallanches. Engagé dans la vie associative auprès des plus faibles (épicerie sociale, secours catholique), l’ancien boxeur au nez cassé, a même siégé autour de la table du conseil municipal, représentant d’une communauté sallancharde devenue la sienne au bout d’un parcours douloureux.
« Le maire Georges Morand me fait des reproches assez souvent quand je lui dis que d’être conseiller municipal c’est rien. Il me dit : « Il ne faut pas dire ça. Compte tenu d’où tu viens, être conseiller municipal c’est beaucoup. »
Abattu sous les yeux de son fils
L’histoire de Brahim Loucif commence en Algérie. Il y naît en 1953 dans une famille d’agriculteurs installée dans un petit village de montagne et vit une enfance radicalement bouleversée par la guerre d’Algérie. Son père est militaire engagé du côté français et il le paye très cher. Il est abattu en 1959 sous les yeux de Brahim, alors âgé de six ans à peine.
« C’était un jour de marché, il était en permission. On est descendu jusqu’en ville, on est arrivé à une sorte de torrent et il y avait une embuscade tendue par le FLN. Ils lui ont tiré dessus, je l’ai vu mourir… J’ai encore l’image… Je ne pourrai jamais l’oublier. »
Brahim, son frère, sa sœur et sa mère se retrouvent alors démunis et vivent dans la peur des massacres.
« De 1959 à 1962, nous avons vécu très très mal. J’avais ma mère qui s’occupait de nous, nous avions une ferme en montagne. Mais il fallait un salaire, de l’argent pour vivre. C’est mon frère qui avait 11 ans qui s’occupait de tout, c’était le chef de famille. Ma mère, elle faisait ce qu’elle pouvait. Après les accords d’Evian en mars 1962, c’est devenu très compliqué. On était menacé. C’était des nuits à coucher dehors dans la forêt parce qu’on avait peur que le FLN vienne nous égorger. A cette époque, tous les jours on entendait parler de massacres. »
Pour survivre, la famille tente de se déplacer vers la ville mais là aussi l’avenir semble bouché.
« On était traité comme des traîtres. A chaque fois que nous mettions le pied dehors nous étions insultés, on nous lançait des cailloux. Impossible d’avoir une vie normale ; d’ailleurs nous n’avons jamais été à l’école, on n’était pas accepté quand on était fils de harki. »
La fuite vers la France
Pour les Loucif, la vie en Algérie est une impasse. Il n’y a pas de choix : pour espérer, il faut partir en France. Seule avec ses trois enfants, Fatma Loucif décide donc de s’engager sur le dur chemin de l’exil. Mais avant d’espérer rejoindre un port français, il faut déjà atteindre la côte algérienne. Dans le contexte de l’époque, ce simple voyage est des plus risqués. En septembre 1962, la famille embarque discrètement dans une camionnette pour atteindre le camp de transit tenu par des officiers français.
« Il y avait un camp de transit pas loin d’Alger et nous étions à 150 kilomètres. Il fallait faire la route, partir de nuit, éviter tous les grands axes. Il fallait trouver quelqu’un de confiance, ce n’était pas facile et c’était contre finance. Je me souviens de la peur qui nous tenait pendant ce voyage… On peut remercier les officiers français qui ont désobéi à leurs supérieurs pour pouvoir nous emmener en France. Lorsque nous sommes arrivés au camp de transit, il y avait toujours la crainte d’une attaque du FLN. Au bout d’une semaine, on nous a fait monter de nuit comme du bétail dans une camionnette pour aller jusqu’au bateau qui se trouvait à une dizaine de kilomètres. On n’avait rien : pas de valise, pas d’argent juste quelques papiers d’identité. »
La famille s’embarque mais sans vraiment savoir ce qui l’attend de l’autre côté de la Méditerranée. Elle va en France mais où ? Et pourquoi faire ? Après trois jours de traversée dans un bateau rempli de réfugiés, les Loucif débarquent à Marseille avant de prendre la direction du camp de transit de Saint-Maurice-l ’Ardoise.
« On est arrivé à Marseille en pleine nuit parce qu’il ne fallait pas qu’on nous voie. On nous a accueilli avec une banane pour tout repas. De Marseille, on nous a envoyé au camp de transit de Saint-Maurice-l’ Ardoise mais, une fois là-bas, le camp était déjà saturé. Il y avait trop de monde. Donc on a atterri à Château-Lascours qui était une sorte d’extension du camp de transit sur une zone militaire. »
« Un camp de concentration »
De Château-Lascours, Brahim Loucif garde des souvenirs de cauchemars. Moins de 20 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, le camp fait écho à la période la plus inhumaine de l’histoire récente.
« C’était un camp de concentration. Il avait été construit par les allemands et, vu du ciel, il dessinait une croix gammée. Barbelés, miradors, extinction des feux à 18 heures. Plus de lumière jusqu’à 7 heures. Ils avaient mis des tentes en toile. On découvre ça en plein hiver, on arrive là-bas les pieds dans la boue. Trois-quatre familles logent dans une tente, des familles qu’on ne connaissait pas. Des douches et des toilettes collectives. On se douchait au mieux une fois par semaine. On ne mangeait pas à notre faim : des lentilles, des pâtes, des légumes mais pas de viande. On n’avait pas le droit de quitter le camp. On nous enlevait nos papiers et pour les faire refaire, il fallait payer. Quand on avait un peu d’argent, les assistants sociaux retenaient une partie; ils nous faisaient payer les frais. Ils ne savaient pas que nos parents avaient donné leur vie pour eux. On a jamais imaginé qu’on serait reçu dans ces conditions. »
Brahim a 9 ans, dans sa famille personne ne parle français, et personne ne sait lire. Il y a bien une école mais la pédagogie y est des plus rude.
« Ce n’était pas une école pour nous apprendre à lire et à écrire mais c’était une école pour nous apprendre à recevoir des baffes et des coups de bâtons. C’était les militaires qui faisaient les instituteurs; il fallait obéir. Il devait nous apprendre l’alphabet mais en vérité on y a jamais rien appris. Nous, on ne parlait pas du tout français lorsque nous sommes arrivés, pas un mot. Pour l’instituteur ce n’était pas normal, alors on prenait des coups de bâtons. Des baffes et des coups de règles, ça oui, on en a reçus pas mal. Ils nous baissaient la culotte pour nous donner la fessée, c’était très humiliant. »
Résurrection dans la forêt de Magland
En novembre 1963, 24 familles sont retenues pour prendre la direction du hameau de forestage de Magland. Pour Brahim Loucif et les siens, c’est le point de départ d’une résurrection et d’un attachement viscéral à la vallée et ses habitants.
« Là, malgré la neige, c’était le 5 étoiles comparé à Saint-Maurice ! On avait l’eau, l’électricité, de quoi se chauffer… C’était des bâtiments préfabriqués, il y avait des portes, des douches… Les familles ont retrouvé un peu d’intimité. »
Les hommes en mesure de travailler prennent chaque jour la direction de la forêt et participent à la création du paysage qui est aujourd’hui le nôtre.
« Il y avait des plantations à faire. Les sapins que vous voyez sur ce coteau ont été plantés par les harkis. Les familles ont été amenées là pour cela, les hommes qui pouvaient travailler partait en forêt la journée pour déboiser, planter, nettoyer les sentiers. »
Pendant ce temps-là, Brahim, son frère et sa sœur vont à l’école créée dans le camp de forestage. Une vraie école qui leur donne les bases nécessaires pour s’intégrer dans la société française.
« C’est seulement là qu’on a commencé à apprendre l’alphabet. Il y avait une salle exprès pour la classe dans ce camp et c’est Mme. Ducimetière de Sallanches qui nous enseignait. Cela été une rencontre et c’est grâce à elle que je suis devenu mécanicien automobile. Elle était gentille comme tout. C’était le bonheur, il n’y avait pas de coup de bâton ! On était tellement content qu’on amenait des fleurs aux instituteurs. Les sourires reviennent, on se sent en sécurité. D’ailleurs, je remercie la commune de l’époque qui nous a beaucoup aidée. »
Les amis d’Oex
Installés à proximité du village d’Oex, les habitants du camp de forestage commencent à tisser des liens avec les habitants du village. Une période qui a marqué durablement Brahim Loucif, ému à l’évocation des personnes qu’il a croisées alors.
« Tous les voisins qui étaient autour à Oex nous ont beaucoup aidé. Au début, ils avaient un peu la trouille mais petit à petit on se faisait des amis. On a été tellement bien reçu… Ce sont ces gens-là qui nous ont appris à lire, écrire. On ne saura jamais comment remercier ces gens-là. Nos parents ne savaient pas lire, ni écrire et c’était une dame d’Oex, Mme. Curral, qui nous aidait à faire les démarches administratives, les devoirs d’école… Quand elle nous voyait passer elle nous disait : « Venez nous voir, on va discuter un peu. » Elle nous donnait du chocolat, du lait… On ne peut pas oublier tout cela. »
Après un an un peu l’écart, les enfants du camp rejoignent le cycle normal. Et là aussi, Brahim évoque ses souvenirs avec le sourire.
« Il fallait agrandir une école à la Grangeat et quand c’était fini, on a été mélangé avec les autres petits français. Pour eux, on était de nouveaux amis. Au début, c’était un peu timide mais après on allait chez eux. Je revois encore les images… Ils nous amenaient des petits biscuits. C’était une amitié incroyable… On ne peut pas vraiment l’expliquer. »
Les mauvais souvenirs s’effacent peu à peu, Brahim Loucif et sa famille regardent de l’avant. Lui devient mécanicien, son frère et sa sœur sont décolleteurs et, en 1970, les Loucif sont parmi les premiers habitants du nouveau quartier de Vouilloux. Un quartier que Brahim n’a jamais quitté et dans lequel il s’est engagé.
« J’ai fait beaucoup d’associations, j’ai beaucoup aidé. Je me suis dit on m’a aidé, il faut que j’aide aussi. Epicerie sociale, secours populaire… J’ai été dans les associations et c’est comme ça que j’ai connu Georges Morand. »
« On se fiche de nous »
Sans pour autant oublier son passé, Brahim Loucif vit dans l’optimisme. Pas question d’en faire des tonnes, le passé est ce qu’il est et c’est vers l’avenir que le fils de harki tourne son regard.
« Nos parents nous ont caché les horreurs qu’ils ont vécues. Ma mère ne nous a jamais raconté ce qu’elle a vu. On essaie d’oublier tout cela. J’ai trois enfants et je ne peux pas vraiment leur expliquer le détail. D’ailleurs mon aîné me dit : « Laisse, ne parle pas de ça. Penses à autre chose. » »
Pourtant, les blessures restent vivaces. A commencer par le manque de reconnaissance de la nation française envers ceux qui ont sacrifié leur vie pour sa cause. Le 25 septembre, la journée nationale des harkis s’est tenue dans une trop grande discrétion pour Brahim Loucif.
« Les journées nationales, personne n’en entend parler. On se fiche de nous. Dans l’idéal, on aimerait qu’il y ait des harkis lors des journées d’hommages aux anciens combattants d’Afrique du Nord le 5 décembre. Qu’on parle d’eux c’est bien, mais on ne parle pas de ceux qui les ont aidés. Les harkis aussi ont combattu, beaucoup ont perdu leur vie pour eux. On se sent abandonné. En Algérie on est des traîtres ; en France, aujourd’hui on est des étrangers parce que ce n’est pas marqué « harki » sur notre front. Nous sommes des immigrés comme les autres du point de vue de beaucoup de français. »
29/09/2020
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