12 Décembre 2020
Les harkis, ces Algériens qui ont risqué leur vie pour la France pendant la guerre d’indépendance algérienne, continuent de faire l’objet d’instrumentalisations et de polémiques enfiévrées de part et d’autre de la Méditerranée. Plongée dans une mémoire à vif avec les historiens Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron.
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Si cette déclaration dans la bouche d’un cacique du FLN n’est pas une surprise dans un pays où la manipulation de l’histoire est « dans l’ADN du régime », comme le rappelle ici l’historienne Karima Dirèche, elle n’en demeure pas moins problématique, car elle entache et discrédite la mission confiée à cet homme : Abdelmadjid Chikhi a été mandaté par le président algérien Abdelmadjid Tebboune pour mener la mission mémorielle sur la colonisation et la guerre d’Algérie dans le but de favoriser « une réconciliation franco-algérienne » (tandis qu’en France, c’est l’historien français Benjamin Stora qui a été nommé par l’Élysée).
« L’exil des harkis en 1962 ne fut pas un choix mais une question de survie, “la valise ou le cercueil”… Des charniers existent en Algérie, d’hommes égorgés, dépecés, émasculés, leurs organes génitaux enfoncés dans la bouche. Le travail de l’historien est de rechercher, de connaître et de faire connaître le passé, sans parti pris idéologique ni falsification », n’a pas tardé à lui répondre, mais sans jamais le nommer, le Comité national de liaison des harkis (CNLH), qui œuvre pour que le drame harki soit reconnu en France et « gravé dans le marbre de la loi ».
Cinquante-huit ans après la signature des Accords d’Évian, les harkis continuent de faire l’objet d’instrumentalisations et de polémiques enfiévrées de part et d’autre de la Méditerranée. Érigés au rang de « parias » par le pouvoir FLN algérien, trahis par les Français pour lesquels ils ont risqué leur vie, ces anciens supplétifs de l’armée française subissent encore l’ostracisation.
Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux furent victimes de représailles de la part du pouvoir algérien, emprisonnés, sauvagement torturés et exécutés à la libération de l’Algérie. Ceux qui réussirent à rejoindre la France avec femme et enfants (environ 90 000 personnes) furent, pour plus de la moitié d’entre eux, parqués et oubliés dans des camps misérables pendant des décennies. Ils y seront traités en « réfugiés » à surveiller et non en « rapatriés », contrairement aux Européens qui ont dû fuir comme eux l’Algérie.
Mediapart plonge dans cette mémoire toujours à vif avec les historiens Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron, invités de notre émission « Écrire l’histoire France-Algérie ». Fatima Besnaci-Lancou est l’autrice de nombreux ouvrages consacrés aux harkis. C’est sa propre histoire familiale qui l’a conduite à embrasser cette carrière. Fille de harki (Éditions de l’Atelier, 2003) est d’ailleurs le titre de l’un de ses premiers livres. Elle a vécu quinze ans dans ces camps où la France a relégué les harkis, notamment dans le plus emblématique d’entre eux, Rivesaltes.
Son dernier livre, Harkis au camp de Rivesaltes – La relégation des familles – Septembre 1962-décembre 1964 (Éditions Loubatières, 2019), déploie les témoignages de onze femmes et six hommes relégués, entre quelques mois et deux ans, dans ce camp. Ils y racontent la vie cernée par les barbelés, les pénuries d’eau, les maladies de peau, le manque d’hygiène, les souffrances…
« Les harkis ne sont pas morts de faim. Les militaires qui les encadraient leur faisaient livrer de quoi les nourrir, décrit Fatima Besnaci-Lancou. En revanche, le lieu était inhospitalier, il faisait très froid l’hiver, le vent était glacial. » L’historienne a en tête des récits précis, comme ces femmes accouchant sous les tentes sans eau : «Les enfants allaient chercher de la neige à l’extérieur. La mère la faisait fondre dans sa bouche. Elle attendait que cette neige réchauffe pour nettoyer le bébé. D’autres femmes faisaient les biberons avec l’eau de la neige fondue. Il y a eu beaucoup de morts dans les camps. Celui de Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme) abrite un cimetière d’enfants morts à la naissance ou dans les semaines qui ont suivi. »
En 2004, Fatima Besnaci-Lancou a cofondé l’Association Harkis et droits de l’homme, et signé quelques années plus tard Les Harkis dans la colonisation et ses suites (Éditions de l’Atelier, 2008), en collaboration avec Gilles Manceron.
Les deux historiens regrettent que le terme harki soit « devenu un générique désignant tous les supplétifs et au-delà tous ceux qui travaillaient avec les Français », alors que les rôles furent très variés. « Certains étaient maçons, d’autres affectés à différentes tâches matérielles de l’intendance des unités. Il y avait cinq catégories, les mokhaznis, etc. », détaille Gilles Manceron.
Les raisons de l’engagement sous le drapeau français étaient « pratiquement toutes liées à la violence de la guerre», insiste pour sa part Fatima Besnaci-Lancou. C’était une question de salaire, de survie, qui plus est dans une Algérie rurale dévastée par les camps de regroupement de populations, cette tragédie de grande ampleur largement occultée en France, dont les conséquences ravageuses se font encore sentir aujourd’hui : plus de la moitié de la population rurale algérienne a été déplacée de force de son lieu d’habitation d’origine, dans des conditions inhumaines, par l’armée française durant la guerre d’Algérie (voir ici notre émission).
Spécialiste du colonialisme français, Gilles Manceron rappelle les multiples instrumentalisations dont ont été victimes et sont encore victimes les harkis, notamment ceux qui ont vécu dans les camps. En France, ce sont les milieux d’extrême droite, nostalgiques de l’Algérie française, qui manipulent leur histoire : « Ils ont fait un parallèle entre l’abandon de l’Algérie par de Gaulle et l’abandon des harkis. Les personnes qui étaient dans la rancœur de manière très logique ont été parfois tentées d’épouser ce discours. »
« Le pouvoir algérien a aussi instrumentalisé cette question en laissant faire des violences et en stigmatisant une catégorie vague baptisée “harkis” », poursuit l’historien. « Si les Harkis ont souffert dans les camps en France, ils ont été mis au ban de la société en Algérie», abonde Fatima Besnaci-Lancou. Elle raconte comment des cercueils de harkis décédés, envoyés au pays car certains demandent à être inhumés dans leur village natal, sont bloqués par les autorités algériennes et renvoyés en France. Malgré des déclarations d’apaisement, comme sous le règne de l’ancien président déchu Abdelaziz Bouteflika, certaines fonctions, notamment politiques, sont toujours interdites aux descendants de harkis.
Gilles Manceron pointe aussi « l’incompréhension et les malentendus de la part de la gauche française dans la perception des harkis » : « Le phénomène qui a joué, ce sont les harkis de Papon. Pendant la fin de la guerre d’Algérie, des paysans algériens encasernés et encadrés par des militaires français ont été utilisés pour mener la répression contre l’immigration algérienne en France, car l’immigration soutenait notamment financièrement majoritairement l’indépendance. Cela s’est traduit par des mitraillages de cafés, des descentes dans les bidonvilles. La formation de cette force de police auxiliaire a été appelée de manière courante mais abusive “les harkis”. C’est ainsi que l’opinion française a connu ce terme et l’a généralisé au phénomène des supplétifs dans la guerre, beaucoup plus complexe que ces calots bleus, bras armés de Maurice Papon. »
11/12/2020
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