7 Janvier 2021
Nasser Belghoul, fils du harki Aïssa Belghoul, dans sa maison à Crozant. © Daniel Lauret
Fils d'un berger algérien devenu harki, Nasser Belghoul, arrivé en Creuse le 1er juillet 1962, revient sur son parcours de vie, rythmé en partie par le foot, hanté par la violence d'un père et d'une Histoire complexe, et magnifié par la poésie.
Il avait quelques mois de vie à peine quand il a débarqué, en juin 1962, à la Joliette à Marseille, après trois jours de bateau en provenance d'Algérie. Puis Nasser Belghoul et ses parents ont été transportés par camion jusqu'au camp militaire de la Courtine, en Creuse. Ils sont arrivés dans le département un 1er juillet. Rapatriés en France comme des milliers d'autres familles de harkis, car Nasser est le fils d'Aissa Belghoul, berger algérien devenu, par la force des événements, combattant pour la France.
Premières années au « CM 78 »
De ses cinq premières années au camp militaire de la Courtine, au « CM 78 » comme il l'appelle, où il a vécu dans une baraque en tôle, Nasser Belghoul n'a pas gardé de souvenirs précis. Juste une « sensation bizarre », une « atmosphère de poussière, de soleil... ».
« On avait été mis là pour ne pas être confronté à la population. On était les enfants de l'ombre »
Sa famille a ensuite provisoirement habité dans une « petite masure qui arasait les marais », avant d' emménager dans une HLM (habitation à loyer modéré), toujours à La Courtine. C'est là qu'il se lie d'amitié avec un Vietnamien, Marius, un Russe, Éric et un Soudanais, Sidiki. Ils seront ses compagnons de fortune (ou d'infortune) jusqu'à ses 12 ans, époque à laquelle sa famille déménagera à Aubusson.
L'école ne lui convient pas franchement. Il se décrit volontiers comme un « cancre », raconte que la seule fois où il se souvient avoir eu une bonne note, c'était lorsqu'il a eu à faire un devoir lors de la coupe du monde 1974. « L'instituteur, qui avait son petit appart dans l'école, nous avait invité à voir un match », se rappelle-t-il tendrement.
Une scolarité par défaut
Parmi les « choix » qui lui sont offerts à l'âge de commencer à s'orienter professionnellement, il se tourne vers la mécanique générale. « Ça sonnait bien, se justifie-t-il avec un large sourire. Mais quand j'ai découvert la salle avec 20 tours, 20 fraiseuses, et des bleus de travail, j'ai fait "C'est pas pour moi, ça !" ». Il se laisse malgré tout entraîner dans cette formation. Une autre anecdote lui vient en tête, intervenue à la fin de ses trois années de CAP. « Il y avait des représentants de Michelin qui étaient venus et on nous avait demandé qui voulait y travailler. Moi j'ai levé le bras tout de suite et le prof a dit "non pas toi !". Tu parles, il prenait les meilleurs et moi... » Lui n'est arrivé à décrocher qu'un « semi-diplôme » : il a validé la partie pratique mais pas la théorique.
Des petits boulots à côté du foot
J'ai trouvé des boulots par rapport au foot. Parce que je jouais, on me proposait de travailler ici ou là. J'étais hébergé chez des présidents de club. Ça a été un vrai périple.
Son début de carrière professionnelle n'a pas forcément de rapport avec sa formation et est intimement lié au ballon rond. « J'ai trouvé des boulots par rapport au foot. Parce que je jouais, on me proposait de travailler ici ou là. J'étais hébergé chez des présidents de club. Ça a été un vrai périple. » Il est ainsi passé par les clubs d'Aubusson, Saint-Vaury, Ahun, La Souterraine et Bourganeuf. C'est dans la cité médiévale justement, où il s'installe à la fin des années 1980, qu'il se stabilise géographiquement, professionnellement, humainement. Après quelques mois comme employé de mairie, il est recruté comme agent des services hospitaliers dans l'Ehpad de la ville.
Premiers émois avec la poésie
C'est à peu près à cette époque qu'il découvre la poésie. Alors qu'il devait avoir 26 ou 27 ans, il s'est surpris une nuit à écouter une émission de France Culture animée par l'écrivain et poète Alain Veinstein. « Ils parlaient de Zarathoustra (un poème du philosophe Nietsche). Je ne comprenais rien du tout ! », s'en amuse-t-il aujourd'hui. Son amour pour ce genre littéraire a été pour Nasser Belghoul « un long processus ». Mais il y a eu un moment charnière : la découverte du poème d'Aragon Est-ce ainsi que les hommes vivent ? sera pour lui une véritable révélation. « C'est là que j'ai compris la mécanique des mots », assure-t-il avant de clamer quelques vers avec rythme.
Voltaire, Kenneth White et...Léo Ferré
À l'Ehpad de Bourganeuf, il travaille de nuit et du temps s'offre à lui pour de la lecture. Il dévore, entre autres littératures, l'anthologie de Voltaire, Kenneth White - en particulier La figure du dehors - et enfin Léo Ferré. « Je l'écoutais beaucoup pendant mes nuits d'absence, confie-t-il. Dans ses chansons, il ne donne ni clé, ni porte, c'est à nous de saisir les choses. » Sur cette boulimie de lecture et sur ce qu'elle lui apporte, les mots débordent de la bouche de Nasser Belghoul :
« C'est une forêt qui pousse, une émotion qui transcende. C'est une espèce d'euphorie, c'est le choc des mots. C'est un iceberg, il y a le fond, qui est en-dessous et qu'on ne voit pas. »
Il travaille à l'Ehpad de Bourganeuf pendant une vingtaine d'années, jusqu'en 2010, où il est atteint d'un syndrome d'épuisement (burn out). Après Bourganeuf, Nasser Belghoul habite Montaigut-le-Blanc puis Vaux à Mourioux-Vieilleville. C'est là qu'il rencontre sa compagne actuelle, Sylvie. Ensemble, ils se sont achetés, il y a cinq ans, une petite maison avec jardin à Crozant.
Envie de raconter sa propre histoire
Depuis un an qu'il est à la retraite, sa boulimie de lecture s'est transformée en une boulimie d'écriture. Ce penchant entêtant pour les mots lui donne envie d'écrire un livre de sa propre histoire mais il bloque après la première phrase : « Je viens d'un pays sans âge et j'ai l'âge de ce pays ». « Pour l'instant, j'en reste là, regrette-il. Ça ne sort pas. »
Le racisme ordinaire versus les « belles personnes »
Malgré ses origines, son teint hâlé et ses yeux marron clair, Nasser Belghoul estime qu'il a très peu subi le racisme. Certes, quelques épisodes lui reviennent en tête comme la fois où une professeure est venue chez lui et a intimé à sa mère, qu'elle entendait parler arabe : « Madame, il faut parler français ! ». Sauf que la mère de Nasser Belghoul n'en connaissait, malgré elle, pas un mot, et que la famille vivait, malgré elle, en vase clos depuis son arrivée sur le territoire français. Il se souvient aussi qu'un jour au Moderne, à Courtine, il avait été invité lui et ses amis, par un gamin de leur âge, à monter voir un circuit électrique, une rareté à cette époque. En tombant sur lui, le patron des lieux se serait écrié :
« Ça ! Tu sors ! »
« Je ne comprenais rien, analyse-t-il avec le recul. Après, si tu arrives à dépasser ça...» Lui préfère retenir les « belles personnes » dont il a croisé le chemin, comme les présidents de club qui l'ont hébergé, ou encore la directrice du foyer de jeunes travailleurs à la Souterraine. « Elle était communiste. Elle nous a amené à Super-Besse. C'était la première fois qu'on nous emmenait à la neige. Même si on avait pas de tenue... »
L'Algérie, son père et lui
Il n'a jamais tenté de retourner en Algérie, où vit pourtant une grande partie de sa famille : « Mon père est considéré comme un collabo là-bas, balaie-t-il. Je ne me suis même pas posé la question. À un moment, tu te coupes de tes racines, tu deviens un autre. » À quoi bon remuer une mémoire traumatique ? D'autant qu'il a eu son lot à travers son père Aissa.
« Il parlait toujours de ça : les armes, le combat, la douleur d'avoir quitté son pays...Ça l'a fait devenir violent et impulsif. »
Jusqu'à menacer la vie de sa propre famille au début des années 1980. Les troubles d'Aissa Belghoul lui vaudront d'ailleurs de fréquenter pendant plusieurs années, de manière non linéaire, le service de psychiatrie du centre hospitalier de la Valette à Saint-Vaury.
Quand Nasser Belghoul revient sur toutes ces années, il se dit qu'il en a traversé une bonne partie sans même en avoir conscience, comme un passager clandestin de sa propre vie. « Le foot et la poésie m'ont sociabilisé, estime-t-il toutefois. Ça m'a aidé à m'entrouvir. » Et désormais, c'est surtout la poésie qui le fait vivre.
Daniel Lauret
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