29 Mars 2021
Spécialiste de la guerre d’Algérie, l’historien Benjamin Stora nous décrypte cette relation passionnelle qui, bientôt soixante ans après la fin du conflit, perdure entre la France et son ancienne colonie.
Né en 1950 à Constantine, Benjamin Stora n’a eu de cesse de s’intéresser à l’histoire de son pays natal, et tout particulièrement au conflit qui, huit ans durant, a opposé la France aux nationalistes algériens. Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron lui a confié une mission sur "la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie". Deux mois après avoir remis son rapport (1) controversé au président de la République, l’historien nous a accordé une interview. Ce rapport a depuis fait l’objet d’une publication sous forme d’un livre intitulé, édité par Albin Michel.
Cette inimitié entre les deux pays, soixante ans après, est-elle entretenue par les gouvernements ou les populations ?
Un peu les deux. Quand les discours au niveau de l’État existent, à la longue, au bout de plus d’un demi-siècle, ils finissent par pénétrer les sociétés. Il n’y a pas de séparation étanche. Bien sûr, on pourrait mettre en avant les nombreuses passerelles, la convivialité, l’univers commun qui existent entre les sociétés française et algérienne, notamment à travers le rapport à la Méditerranée, le rapport au Sud, à la langue, à la culture. Mais dans le même temps, des imaginaires très différents subsistent. Pour les Algériens, l’imaginaire principal, dominant, reste la conquête de l’Algérie. C’est un rapport à l’histoire vécu comme celui d’une domination. Alors que du côté français, il y a le sentiment d’avoir apporté la civilisation, la République, etc.
À cela s’ajoute, le jeu des États, des gouvernements qui cherchent à se légitimer. Du point de vue algérien, par le recours à la séquence guerre, au nationalisme. Alors que du côté français, il y a le souci de conserver des clientèles électorales attachées à l’histoire ancienne de l’Algérie française. Des calculs politiques existent de part et d’autre de la Méditerranée, c’est ce que j’appelle les "rentes mémorielles".
Ce passé empoisonné affecte-t-il les générations issues de l’immigration vivant en France ?
La fabrication des identités personnelles s’accomplit toujours dans des processus de rapport à l’histoire. On ne peut pas se construire et se fabriquer une identité indépendamment d’une inscription dans une famille, dans une généalogie historique, dans un rapport au monde. Cela dit, la jeunesse a aussi besoin de se libérer du poids trop grand de la mémoire pour construire un avenir. Mais l’un des gros problèmes que la société française d’aujourd’hui a à résoudre réside dans le fait que, pour la jeunesse issue de ce qu’on a appelé les immigrations post-coloniales, la transmission mémorielle ne s’est pas effectuée pendant très longtemps par le biais institutionnel, notamment l’Education nationale, mais essentiellement par le biais des transmissions familiales.
Cela participe-t-il au communautarisme des mémoires ?
Oui. Chaque famille, ce qui est normal d’ailleurs, entretient son propre récit. Dans les grands groupes qui ont été frappés par cette histoire – les harkis, les pieds-noirs, les Algériens, les enfants d’immigrés… – chacun veut davantage de récits concernant sa propre histoire. Ce qui a conduit à une sorte de séparation des mémoires. C’est tout le problème. Un exemple : les Européens veulent parler essentiellement des massacres d’Européens à Oran, mais ne veulent rien entendre sur les enlèvements ou les disparitions d’Algériens pendant la guerre. Ils ont une mémoire hémiplégique. Dans mon travail universitaire, j’ai bien sûr traité des enlèvements d’Européens à Oran, mais j’ai aussi abordé le massacre de Melouza, dès ma thèse sur Messali Hadj en 1978. J’ai été le premier historien français à aborder cette question. Je me suis, bien sûr, intéressé également aux exactions commises contre la population algérienne. Tout au long de ma vie intellectuelle, je me suis efforcé de traverser les miroirs, de regarder l’histoire de tous les côtés. Il faut sortir de l’enfermement dans une seule mémoire, dans une seule histoire. C’est toute la difficulté.
Vous préconisez le maintien de plusieurs dates commémoratives. N’est-ce pas entretenir ce communautarisme des mémoires ?
Mais ces commémorations existent déjà. Elles ont déjà été décidées par l’État, les associations. Loin d’être consensuelles, les dates retenues illustrent parfaitement ce que je viens d’évoquer : la séparation des mémoires. Dans mon rapport, je prône au contraire davantage de circulation et non d’enfermement entre les différentes commémorations. Que ce soit lors de la commémoration du massacre du 17 octobre 1961, de la signature des accords d’Evian, le 19 mars 1962, ou de la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962, des représentants des soldats, des associations de pieds-noirs, de l’immigration algérienne en France devraient pouvoir se rencontrer, se parler et, pourquoi pas, essayer de trouver des points communs, des points de convergence.
Vous êtes également pour donner à des lieux publics des noms de personnalités qui ont marqué cette période. Les Français sont-ils prêts ?
L’histoire s’écrit au fur et à mesure. En fonction des combats politiques du présent. Des personnages extraordinaires, il y a un siècle, n’existent plus aujourd’hui dans la mémoire des Français. D’autres, au contraire, sont réapparus. C’est comme cela que s’écrit l’histoire. Une pierre posée n’est pas immuable pour l’éternité. Des statues ont déjà été déboulonnées dans l’histoire et on en a érigé d’autres. Tout dépend des mouvements citoyens. Personnellement, je ne suis pas pour rayer l’histoire. Je ne suis pas pour l’effacement de l’histoire, pour la cancel culture. Pas du tout. Mais je suis pour tenir compte de l’évolution des sociétés, c’est-à-dire ajouter des choses à l’histoire, l’agrandir. Clemenceau, Pierre Vidal-Naquet, François Mauriac, de grands personnages français, n’étaient pas du tout d’accord avec l’entreprise coloniale, mais on ne le sait pas assez. C’est dommage parce que la nouvelle génération a le sentiment que tous les Français étaient partisans du système colonial.
Le gouvernement algérien semble très attaché à la présentation d’excuses par la France. Pourquoi n’accordez-vous que peu de crédit à ce geste ?
Je mentionne effectivement dans mon rapport que les excuses sont un prétexte à des disputes idéologiques, et qu’elles ne permettent pas de s’attaquer aux dossiers concrets de la mémoire que sont les indemnisations, les réparations, la question des cimetières, des visas… Ces excuses sont un mot écran, à cause duquel on n’entre pas dans le détail concret de ce qui s’est passé dans cette tragédie entre la France et l’Algérie. Dans l’histoire contemporaine, il existe d’autres exemples qui montrent les effets limités des excuses. Les Américains ont présenté plusieurs fois des excuses aux Vietnamiens. Ces excuses n’ont en rien fait disparaître, ou même atténué les traumatismes subis par la population vietnamienne.
À défaut d’excuses, vous insistez sur de nécessaires réparations.
La vraie question est effectivement de savoir comment on répare les traumatismes vécus et subis, y compris dans la société française. Je pense notamment au déracinement des pieds-noirs, ou au massacre des harkis…
C’est sur ces questions-là que la société attend des avancées. Les discours de condamnation ou d’excuses ont déjà été prononcés plusieurs fois et ça ne change rien du point de vue des rapports à l’histoire, du point de vue du traitement des questions concrètes. Prenons l’exemple des essais nucléaires réalisés dans le Sahara : la question n’est pas de révéler le secret de fabrication de la bombe, mais de savoir précisément où ces essais ont eu lieu, et de pouvoir ensuite mieux évaluer ce qui a pu se produire pour les populations civiles. C’est quand même plus intéressant qu’un énième débat sur la repentance ou les bienfaits de la colonisation.
Le président Macron n’a pas tardé à suivre certaines de vos préconisations. D’autres, selon vous, auront-elles plus de mal à être suivies de faits ?
Difficile de répondre. Je ne suis pas dans la tête du président de la République. Que ce soit les essais nucléaires, les disparus, le problème des archives… Tout est sensible. Tout est compliqué. Tout est délicat. J’ai proposé la panthéonisation de Gisèle Halimi. Ça m’a été beaucoup reproché. Au prétexte qu’elle a été proche du FLN – en réalité, elle a plutôt aidé des femmes militantes du FLN – il ne faudrait pas du tout l’honorer. La moindre des préconisations génère tout de suite des difficultés. Alors savoir ce qui sera réalisé concrètement…
Les Harkis ne sont pas très tendres avec votre rapport. Ils ont l’impression que vous les avez traités avec une certaine légèreté.
Ils ne sont pas les seuls à ne pas être très tendres avec moi. Mais ont-ils seulement lu mon rapport ? Ils auraient vu que je propose la construction d’un mémorial au camp de Jouques.
Certes, un projet auquel ils s’opposent pour des a priori idéologiques. Je ne peux pas à chaque fois combattre les présupposés idéologiques ou les procès d’intention qui sont faits à mon égard. J’ai l’habitude.
Ça fait quarante ans que ça dure. Sans jamais lire mes livres, des gens continuent à critiquer la démarche qui est la mienne, et qui était celle d‘Albert Camus, à savoir regarder de tous les côtés.
28/03/2021
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