25 Septembre 2024
Dès les années 60, des centaines de Harkis, combattants musulmans en Algérie aux côtés des forces françaises, ont entretenu les forêts du Var. Logés dans des camps précaires, ils racontent leur calvaire.
Dans le hameau de forestage de Montmeyan, l’un des rares conservés, une stèle a été édifiée pour rendre hommage aux Harkis du Var. Photo doc Luc Boutria
"Entre l’hiver et le printemps 1962, la France (…) a tergiversé pour ouvrir ses portes aux Harkis, avec un premier oui pour une poignée d’entre eux, une dizaine de milliers (lire par ailleurs), puis un refus par peur d’infiltration terroriste (...). Cet accueil ne fut pas digne et la moitié des Harkis rapatriés fut reléguée, parfois des années, dans des camps et des hameaux de forestage. (...) Aux combattants abandonnés, à leurs familles qui ont subi les camps, la prison, le déni, je demande pardon, nous n’oublierons pas."
Le 20 septembre 2021, Emmanuel Macron demandait pardon aux Harkis*. À ces Français musulmans - jusqu’à 200.000 hommes - engagés au sein de formations supplétives, qui ont épaulé l’armée française pendant la guerre d’Algérie. " Après la guerre, la France a manqué à ses devoirs envers les Harkis, leurs femmes, leurs enfants ", ajoutait-il.
Un discours dans la continuité de celui prononcé par Jacques Chirac, 20 ans plus tôt. Le président de la République d’alors instaurait à cette occasion une Journée d’hommage national, célébrée depuis chaque année, le 25 septembre. À l’approche de l’événement mémoriel, des enfants de Harkis racontent un des épisodes marquant de ce pan de notre histoire : l’arrivée en France de leurs parents, et leurs premiers pas à eux, dans ces hameaux de forestage construits à la va-vite. À l’intérieur, les conditions de vie sont parfois indignes.
Sur les 69 camps de ce type recensés en France par les historiens, près de la moitié, 32, se trouvait en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, dont 13 dans le Var (2).
L’arrivée dans les camps
À leur arrivée par bateau à Marseille ou à Toulon, les Harkis rapatriés sont envoyés dans des structures d’accueil spécifiques : les camps de transit et de reclassement, contrôlés par les autorités militaires. De nombreux témoignages décrivent alors des conditions d’hébergement indignes. Logés dans des tentes puis dans des constructions de fortune, il leur faudra attendre parfois plusieurs années pour qu’une solution de reclassement leur soit proposée. Certains seront envoyés vers des bassins d’emploi industriel dans le Nord et l’Est. D’autres seront dirigés vers des hameaux de forestage.
Là encore, les conditions d’accueil sont déplorables. Les logements ne sont pas terminés ou ne sont pas raccordés aux réseaux d’électricité et d’eau. En attendant, ils sont installés sous des tentes prêtées par l’armée ou dans des gîtes improvisés, comme au couvent royal de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume.
Entretenir les forêts varoises
Dans les hameaux, les hommes, entourés de leur famille, sont employés comme ouvrier forestier. Dès 1962, le ministère de l’Agriculture et celui des Rapatriés s’étaient penchés sur la création de ces lieux. Avec une idée en tête : détacher les Harkis à l’entretien et à la protection des forêts. Car au début des années 1960, plusieurs incendies font des ravages dans les forêts provençales. Des hameaux sont donc construits à proximité des massifs, sur des terrains vierges. " Ils disposent d’un point d’eau, où le raccordement au réseau électrique, le ravitaillement, et la scolarisation des enfants sont possibles ", relate la Région Sud dans un inventaire détaillé.
En 1963, on dénombre environ un millier de Harkis en région Paca, répartis par groupe de 25 hommes. Tous sont employés à l’entretien et l’équipement des forêts, afin de lutter contre les incendies dans les zones les plus sensibles, en particulier dans les massifs du Var. Création de routes et de chemins forestiers, d’ouvrages contre les eaux de ruissellement, débroussaillements, plantations, entretien de citernes… la liste des tâches confiées est longue.
À l’intérieur du camp, les logements sont exigus. La superficie d’un trois-pièces est d’environ 30 m2. Par ailleurs, l’éloignement des hameaux, à distance de tous commerces et services, ne facilite pas les échanges avec la population locale.
Devoir de mémoire
En 1975, à la suite d’un mouvement de révolte de jeunes, la résorption des hameaux, qui suppose le relogement des familles, est décidée par le gouvernement. Les conditions de vie dans les camps et les hameaux sont dénoncés. Certains fonctionnent jusqu’aux années 1990. Les sites sont fermés et les traces matérielles quasiment détruites. En région Paca, seuls neuf d’entre eux présentent encore des constructions d’origine. Aujourd’hui, en lieu et place des anciens hameaux ou à proximité, des stèles ou plaques commémoratives ont été installées à l’initiative de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre. Des associations d’enfants de Harkis et des communes perpétuent de la même façon la mémoire des Harkis, leurs familles et le travail des ouvriers forestiers dans les massifs de la région, chaque 25 septembre.
*Les Harkis tirent leur nom du mot " harka " qui signifie " mouvement " en arabe. Source : harkis.gouv.fr
**Source : inventaire et étude des hameaux de forestage/Région Sud.
Jeanne Etthari-Ceaux dans le camp d’Apt, assise par terre, près de sa mère, avec sa jeune sœur dans les bras. Photo DR.
Jeanne Etthari-Ceaux, fille de Harki : " On nous a volé notre enfance "
Jeanne Etthari-Ceaux est présidente de l’association Mémoire unité dignité des rapatriés d’Algérie. Une structure basée à Draguignan, qui œuvre sur le plan national pour la mémoire Harkis et Pieds-noirs. Née dans le hameau de forestage d’Apt (Vaucluse), elle décrit le souvenir encore vivant de ses quinze premières années passées dans ce camp.
"Coupés du monde"
Les parents de Jeanne débarquent au port de Marseille le 5 décembre 1962. La date n’est pas difficile à retenir : " Un de mes frères est né sur le bateau, le jour du rapatriement », décrit-elle. Tous sont alors transportés dans des camions militaires vers un camp de transit, à Saint-Maurice-l’Ardoise, dans le Gard. Ils y resteront un an. « Mes parents m’ont raconté des conditions de vie terribles, précaires. Ils étaient sous-alimentés, avec un sentiment d’abandon prégnant *."
Sa famille intègre ensuite le hameau de forestage d’Apt. C’est là-bas que Jeanne verra le jour, en 1966 ; là-bas qu’elle grandira. " J’y ai passé mon enfance et une partie de mon adolescence. "
Lorsqu’on lui demande son souvenir le plus prégnant du camp, Jeanne répond d’emblée : " La violence. Les Harkis étaient déracinés. Certains buvaient beaucoup pour oublier l’exil, l’abandon, la souffrance psychique engendrée par leur arrivée sur un territoire qu’ils ne connaissaient pas, sans en parler la langue. Ils étaient coupés du monde, installés dans des baraquements construits à la va-vite, avec des murs amiantés et des sols bétonnés. "
Ces baraquements, Jeanne les a encore bien en mémoire. " Je me souviens d’une table au revêtement plastique, d’un poêle à mazout. Il y avait deux chambres, une pour mes parents, une pour moi et mes frères et sœurs. Nous étions dix enfants. Dans la nôtre, on dormait sur des lits superposés en métal de l’armée. Avec des couvertures rêches. Je me revois dire qu’elles “piquaient ’’. Il y avait aussi une petite cuisine. Les toilettes, elles, étaient à l’extérieur."
" L’école m’a sauvé "
" Petits, on subissait... poursuit Jeanne. On ne comprenait pas pourquoi on n’était pas Français à part entière. D’autant qu’on nous avait donné des prénoms français. Ils étaient choisis par les chefs de camp, soi-disant pour nous franciser et nous intégrer à la société. Je m’appelle Jeanne, mais mes parents n’ont pas eu leur mot à dire. Eux m’ont appelé Kheira toute leur vie, le prénom de ma grand-mère maternelle. Ça signifie " bonheur " en arabe. "
À son entrée en maternelle, Jeanne intègre une classe " normale ", en ville. Comme ses camarades harkis, elle ne parle pas français. " Mais on a appris très vite ", assure-t-elle. Sur les bancs de l’école, la différence se fait évidemment ressentir. " On était parfois rejetés, puisqu’habillés avec des guenilles, des vêtements récupérés auprès du Secours catholique. On allait les chercher tous les mercredis. On nous donnait des cartons de linge pour qu’on puisse se vêtir... "
Avant d’ajouter : " Moi je n’ai jamais joué à la poupée. Je ne savais pas ce que c’était. En fait, on nous a volé notre enfance. "
Pour autant, à l’école, les choses s’améliorent progressivement. " On a tissé de belles amitiés avec les autres enfants. Un peu plus tard, j’ai aussi eu une maîtresse d’école qui m’a poussée à l’apprentissage. Je dis souvent que l’école m’a sauvée... "
La révolte
Dans les années 70, des mouvements de révolte touchent les camps. " À cette époque, une circulaire officialise la fermeture des hameaux. Mais beaucoup de gens n’ont pas voulu partir, parce qu’ils n’avaient pas de quoi se reloger. ", détaille Jeanne .
À Apt, sa famille quittera son baraquement en 1979. " Lorsque l’on nous a construit un lotissement, à quelques dizaines de mètres du camp. Mes parents se sont installés dans une maison. Ils sont décédés aujourd’hui, mais avec mes frères et sœurs, nous l’avons gardée. C’est la maison de nos parents. C’est notre histoire commune. "
*Des conditions de vie illustrées par une récente découverte macabre. En mars 2023, aux abords du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, des dizaines d’enfants, morts de froid ou de maladies, ont été découverts lors de fouilles autour d’un cimetière sauvage.
De rudes conditions de vie dans les camps
À l’intérieur du camp, les Harkis sont placés sous la tutelle administrative d’un chef de hameau*. " Et d’une femme ", détaille Jeanne. " Tous les deux géraient le camp, veillaient à l’application du règlement qui régissait le hameau. Mais ils n’avaient pas compris que l’on n’était plus sous le régime de la colonisation... La femme venait régulièrement chez nous pour inspection. Elle vérifiait par exemple si l’on n’avait pas de poux, si tout était propre dans le logement. On nous poussait à la croyance catholique, aussi ; à prier. Elle m’avait même coupé les cheveux, parce qu’elle estimait qu’ils étaient trop longs."
Et d’ajouter : " Ce couple était terrible. Il faisait la pluie et le beau temps. Si l’on se plaignait des conditions de vie, le chef de camp répliquait : " Si vous n’êtes pas contents, on vous rapatrie en Algérie. Le Front de libération nationale (FLN) vous y attend...""
Car lesdites conditions de vie sont parfois rudes. " Les coupures d’eau étaient récurrentes. Avec ma mère, on allait donc se laver et nettoyer le linge dans la rivière. " Le règlement impose aussi un couvre-feu. " À 20 heures, il fallait éteindre toutes les lumières. Le soir, le chef de camp partait chez lui. Et on était livrés à nous-mêmes, sans aucun lien avec qui que ce soit."
" On était dans le besoin "
Pour se nourrir, les Harkis achètent des vivres à des commerçants locaux, qui les livrent. " Je me rappelle de M. Dupont (NDLR : Le nom a été changé sur demande.) Avec sa camionnette grise, il venait tous les jours nous vendre son pain, des fruits et légumes, des conserves. Les femmes n’allaient pas en ville. Je revois ma mère me dire : " Va chercher du sucre... " Je me rappelle aussi que l’on payait à crédit. À la fin du mois, on n’avait plus grand-chose à donner. On était dans le besoin. C’était compliqué tout ça."
Employés par l’Office national des forêts (ONF), les hommes du camp commencent tôt leur journée pour mener à bien leurs missions. " Ils se levaient tous les matins à 7h. Vêtus d’uniformes verts, ils montaient dans un camion de l’ONF pour partir toute la journée. En plus des travaux forestiers, ils combattaient aussi les feux aux côtés des pompiers. Je me rappelle de mon père qui revenait le lendemain épuisé, imprégné de l’odeur des fumées. Il avait peur de ne pas revenir. Il disait toujours : "Nous, on ne sait pas faire...""
*Le chef du hameau forestier de Harkis est l’agent local du Service d’accueil et de reclassement des Français Musulmans du ministère des Rapatriés. Il est placé sous l’autorité directe de l’Inspecteur des hameaux de forestage du département. Il lui rend compte de tous les éléments de la vie du hameau.
" La France n’a pas le droit de les abandonner "
" La France n’a pas le droit [de les] abandonner ". Soulignait dans ses conclusions une commission interministérielle, mise en place en février 1962 par le Premier ministre, Michel Debré. Malgré la promesse qui avait été faite aux Harkis au moment de leur engagement, c’est pourtant bien ce qui allait se produire. Si le 15 mai suivant, 5.000 supplétifs et leur famille bénéficient d’un plan de rapatriement, c’est bien peu. La majorité des Harkis restent en Algérie. Le gouvernement français interdit à l’armée de les exfiltrer vers la France. Certains embarquent alors clandestinement pour la France, avec ou sans l’aide de leurs officiers. Entre juin et septembre 1962, on estime que 66.000 d’entre eux sont arrivés en métropole*.
Ceux qui sont restés sur place, pour bon nombre d’entre eux, sont victimes de représailles émanant des forces indépendantistes et d’une partie de la population. Plusieurs dizaines de milliers auraient été exécutés, torturés, ou emprisonnés, sans qu’aucun chiffre précis ne soit établi à ce jour. Il faudra attendre le 19 septembre 1962, soit six mois jour pour jour après le cessez-le-feu, pour que le Premier ministre Georges Pompidou, succédant à Michel Debré, ordonne le rapatriement des supplétifs français. " Mais ces mesures ne permettent toutefois pas d’assurer la sécurité de l’ensemble des Harkis potentiellement exposés au Front de libération nationale (FLN), et elles sont en tout état de cause trop tardives**."
*Source : harkis.gouv.fr/Service central des rapatriés.
**Extrait du rapport Ceaux " Aux Harkis, la France reconnaissante ".
Les hameaux varois
Treize hameaux de forestage ont été bâtis dans le Var, dans les communes suivantes :
(9) Hameaux détruits
Le Muy; Saint-Maximin; Néoules; Pignans; Gonfaron; Rians; Saint Paul en Forêt; La Londe les Maures; Collobrières (1).
(4) Hameaux conservés
Montmeyan; Collobrières (2); Saint-Raphaël; Bormes les Mimosas.
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