25 Juillet 2019
Sculpture "Les Braves" d'Anilore Banon, à Omaha Beach à Saint-Laurent-sur-Mer© Pixabay
Pour être retenu, un événement doit toucher la société tout entière, puis être porté par des commémorations, l’école, les médias…
Que retiendra-t-on des attentats des années 2010 dans trente ans ?
La rédaction de Charlie Hebdo décimée, la terreur des otages du Bataclan, les victimes fauchées sur la Promenade des Anglais à Nice ? Si, aujourd’hui, le déroulé des événements semble encore gravé au plus profond de nous, la mémoire opère déjà son travail de sélection.
« De plus en plus, le 13 novembre 2015 apparaît comme le marqueur des attentats dans les enquêtes que nous menons, détaille l’historien Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS. Et pour le 13 novembre, les gens retiennent surtout le Bataclan. » Sans doute est-ce dû au nombre de morts, de blessés, de rescapés et au symbole fort de gens venus s’amuser et écouter de la musique frappés de plein fouet. « On parle encore des victimes sur les terrasses, mais on ne se souvient plus du nom des bars. Et on a quasiment oublié les explosions du stade de France à Saint-Denis », souligne l’historien.
Comment se construisent les mémoires individuelles et la mémoire collective ?
Au lendemain de ces attaques, Denis Peschanski et le neuroscientifique Francis Eustache ont lancé une vaste étude baptisée programme 13-Novembre. Objectif : comprendre comment se construisent les mémoires individuelles et la mémoire collective en recueillant pendant dix ans des témoignages de 1 000 personnes appartenant à quatre cercles : sujets exposés (survivants, témoins, familles endeuillées, soignants, policiers) ; habitants des quartiers où ont eu lieu les attentats ; Parisiens ; habitants de Caen, de Metz et de Montpellier.
« La mémoire collective est une représentation sélective du passé qui participe à la construction identitaire d’un groupe, résume Denis Peschanski. En permanence, nous trions les informations pour ne retenir que les éléments perçus comme structurants, ceux qui vont donner un sens à notre histoire commune. » Par exemple, la majorité des Français associent le 11 septembre 2001 à l’effondrement des deux tours du World Trade Center. Beaucoup moins évoquent l’avion qui s’est écrasé sur le Pentagone (184 victimes). Et presque tous ont oublié le crash en Pennsylvanie d’un appareil visant la Maison-Blanche, détourné grâce à des passagers héroïques. « Aux États-Unis, tous les Américains se souviennent de cet avion, car il symbolise la résistance face au terrorisme, poursuit l’historien, cela a du sens pour eux. Nous, nous n’en avons pas besoin, donc nous l’avons oublié. »
Des faits marquants qui n’ont pas imprimé notre mémoire collective, il y en a plein
Par exemple, en mai-juin 1940, 8 à 10 millions de civils fuient l’armée allemande qui vient d’envahir la Belgique, les Pays-Bas et le Nord de la France. Près de 20 millions de personnes en sont témoins. Toute la population française ou presque est concernée. Pourtant, cela n’a laissé que peu de traces dans les esprits. « Pour beaucoup, cet exode est synonyme de fuite, de peur et de honte », précise l’historien. Des 20 000 civils tués par les bombardements alliés sur la Basse-Normandie l’été 1944, nul ne parle non plus. « Ils sont morts sous les bombes de ceux qui sont venus nous libérer. Cela n’a aucun sens ! Surtout que ces territoires étaient très réticents au régime de Vichy et à l’occupant.
Ces faits font partie de la mémoire collective des Normands, mais ils n’avaient pas été intégrés au récit national. » Le 6 juin 2014, le président Hollande évoque pour la première fois le sort de ces victimes dans son discours, lors du 70e anniversaire du Débarquement.
Preuve que « le “grand récit” ne s’écrit pas définitivement, ajoute Francis Eustache. À un moment, les événements refont surface parce qu’ils prennent du sens et sont exprimables. » Par exemple, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire de la déportation des Juifs est très vive. Mais à partir des années 1949-50, « les mémoires de guerres s’effondrent, balayées par la guerre froide et les guerres coloniales », précise Denis Peschanski. Il faudra attendre l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958 pour que s’impose une mémoire de la Résistance très forte. « Il construit un grand récit national fondé sur l’appel du 18 juin 1940, poursuit-il. Avec son départ en 1969, la mémoire résistante s’effrite. »
À la fin des années 1970, la série Holocaust, suivie par un Américain sur deux et un Allemand sur trois, amorce un tournant. « Il y a une prise de conscience mondiale de la singularité de la Shoah. La victime juive et le rôle de Vichy dans la déportation entrent dans la mémoire collective. En France, il faut attendre le milieu des années 1980 », ajoute l’historien.
Quelques années auparavant, le documentaire le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls a brisé l’image d’Épinal d’une nation unie contre l’occupant. Puis les époux Klarsfeld ont listé le nom des 76 000 victimes françaises. Les langues se délient. Dans une catharsis générale, on (re)découvre l’horreur des camps, et, en 1995, Jacques Chirac reconnaît la responsabilité de la France dans la déportation. Il faudra patienter jusqu’en 2002 pour que la Shoah entre dans le programme scolaire de CM2, preuve que l’événement a fini par faire son chemin dans la mémoire collective.
Cinquante ans après la guerre d’Algérie, les harkis enfin reconnus
Aujourd’hui, nous sommes dans ce que les historiens appellent « l’ère de la victime », une mise en avant qui concerne aussi bien les Juifs déportés que les harkis. Mais, pour la guerre d’Algérie, sévit encore ce que l’historien Benjamin Stora nomme « la guerre des mémoires »¬: chaque groupe (harkis, anciens appelés, immigrés algériens, Français d’Algérie…) s’enferme dans son propre rapport au passé, ce qui ne facilite pas l’écriture d’un récit commun.
À tel point que la date qui commémore depuis¬2016 la fin de cette guerre —¬ le 19 mars, anniversaire des accords d’Évian de 1962, instituant le cessez-le-feu¬— divise les associations. Pour ses détracteurs, cette date nie les violences qui ont perduré pendant des mois. Cependant, des signes d’apaisement apparaissent. À l’instar du musée national de l’Immigration, ouvert en¬2007, qui a intégré une partie concernant la guerre d’Algérie, et, en¬2015, de l’inauguration du mémorial du camp de Rivesaltes, où ont transité plus de 20¬000¬harkis entre 1962 et 1964.
Si la mémoire collective prend souvent des libertés avec la vérité, elle est parfois manipulée par les dirigeants. « À chaque époque, certains construisent des discours historiques pour en tirer des conséquences idéologiques », souligne Hervé Inglebert, auteur du Monde, l’Histoire. Essai sur des histoires universelles (éd. PUF). « On va puiser dans le passé des histoires que l’on réinterprète pour justifier des conquêtes militaires ou des décisions politiques. » Par exemple, c’est au XIIIe¬siècle qu’émerge l’idée que les Francs descendent des Gaulois. « On affirme alors que “nos ancêtres” les Gaulois ont conquis toute l’Europe, permettant ainsi de justifier notre prétention à s’emparer de l’Italie », s’amuse l’historien.
En¬1789, ce sont les révolutionnaires qui ressortent cette théorie afin de glorifier le peuple triomphant. Puis Napoléon¬III ordonne des fouilles sur les sites de Gergovie et d’Alésia. Vercingétorix, chef gaulois vaincu par César en –52 av. J.-C. entre alors dans les manuels sous le second Empire. Il devient un symbole de la résistance face aux Romains, et, en¬1870, on fait le parallèle avec la France perdant contre les Prussiens à Sedan. Aujourd’hui, malgré la déconstruction du mythe de nos origines purement gauloises grâce aux recherches archéologiques, les nouvelles générations, biberonnées à Astérix, y croient encore.
L’Histoire est truffée d’arrangements similaires. Jusque dans les années¬1730-40, les savants écrivent seulement l’histoire du « mémorable », c’est-à-dire le politique, le militaire, l’ecclésiastique, puis le culturel. Si aujourd’hui la recherche de la vérité pleine et entière prime, « cela n’empêche pas de continuer à revisiter le passé afin de servir un discours du présent », ajoute Hervé Inglebert. « Dans les années 1950-1960, par exemple, en pleine période de décolonisation, des historiens ont écrit sur la résistance des Berbères de l’Antiquité contre les Romains, afin de légitimer les revendications d’indépendance. D’autres travaux montreront finalement que cet épisode antique n’a pas vraiment eu lieu… »
Le sens qui prime sur la vérité historique, c’est bien cela la mémoire collective. Avec leur programme 13-Novembre, les chercheurs ont l’occasion unique d’observer comment s’élaborent en temps réel nos représentations sociétales. Une « photographie » de nos souvenirs communs, qui prendra d’autres couleurs et significations dans la mémoire des générations suivantes.
Pour aller plus loin
Livre ¬
Ma mémoire et les autres, ouvrage collectif sous la direction de Francis Eustache, éd. Le Pommier.
Internet ¬
www.memoire13novembre.fr, plateforme en ligne du¬programme 13-Novembre financé par le Commissariat général à l’Investissement (CGI) via l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Par Julia Zimmerlich
Par l'équipe Ça m'intéresse
02/07/2019
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